mercredi 29 septembre 2010

Tintin en Baltonie

Que découvrirait Tintin s'il arrivait à Riga ces jours-ci? Notre jeune reporter ne manquerait de remarquer qu'une élection se prépare. Non pas que l'air soit particulièrement enfiévré. Mais, tout de même, Tintin est perspicace: des affiches ont fleuri dans les rues de la capitale lettone, de la propagande a été diffusée, colportée, distribuée. Peut-être a-t-elle été écoutée et lue. En tous cas, samedi, on élit un nouveau Parlement.
Et ça Tintin, bien qu'il n'y connaisse pas grand-chose au rayon balte (sa spécialité, c'est la Syldavie), il se ferait un devoir de s'y intéresser de près. Alors, le temps d'écrire ces lignes, je vais me glisser dans sa peau.

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Que verrais-je avec les yeux de Tintin en Baltonie?

* Ce n'est pas la joie... Les candidats ne sourient pas, tout juste certains parviennent-ils à grimacer. C'est dans le tempérament local, paraît-il. Pas d'effets de manche (il faudra que j'avertisse la Castafiore). On veut faire sérieux avant tout. Et c'est vrai que l'heure est plutôt à la gravité, vu l'ampleur de la crise (-18% de PIB l'an dernier, la plus forte chute de toute l'UE!). Ambiance Île noire.

* Avec l'aide d'un interprète (le Tchang letton), je comprends quelques slogans ici et là. Tiens, il y a un monsieur (un certain Guntis Ulmanis, dont on me dit que c'est un ancien président de la République) qui veut mettre les intérêts de la Lettonie "par-dessus tout". Ca me rappelle vaguement des livres d'histoire... Le plus étrange, c'est que son grand-oncle, Karlis Ulmanis, avait un penchant pour la chose autoritaire dans les années 30. Il n'était pas le seul en Europe, certes, mais il avait tout de même dissous les partis politiques et le parlement (Saeima). Se pourrait-il que son petit-neveu y fasse allusion de manière subliminale? En tous cas, le parti dont il représente les couleurs s'appelle Tout pour la Lettonie!. Avec ça, si les électeurs n'ont pas compris le message.

* Ah, on me dit maintenant que ce parti, qui m'a pourtant l'air très patriotique, fait du business avec la Russie, et pas toujours de manière très claire. Est-ce possible? On me dit aussi que c'est le parti de deux oligarques lettons, deux hommes qui ont bien profité des années de flou postsoviétique pour faire du flouze avant de se lancer en politique pour promouvoir leurs intérêts. Un petit côté Trésor de Rackham le Rouge...

* Il y a un parti qui a la gentillesse de mentionner que "les gay et les transsexuels votent pour" un parti adverse. C'est attentionné ça, quelle ouverture d'esprit :) A moins que... que cela ne soit pour le discréditer? Serait-ce possible? Saperlipopette! On voit la hauteur des débats. En fait, on me précise que ce parti si délicat n'est autre que Tout pour la Lettonie! Décidément, il les accumule.

* L'Unité, le parti du premier ministre, lui, aime les flèches, les courbes, les graphiques et les pourcentages. Il y en a partout sur ses affiches! Le professeur Tournesol aimerait ça. Moi ça me donne mal à la tête. Il paraît que, parmi les gens ayant l'âge d'avoir vécu la période soviétique, on apprécie, ça fait sérieux. Et pour le coup, le premier ministre, un certain Valdis Dombrovskis, il fait vraiment premier de la classe, avec ses petites lunettes et son air concentré. On me dit que ça plait à une partie des Lettons de souche. Un type qui fait le boulot, sans la ramener, ils acceptent.

* La grosse minorité russe, elle, aimerait plutôt le genre macho, le candidat marmoréen qui rien qu'en le regardant vous donne envie de changer de trottoir. J'en ai rencontré un comme ça. Pas en vrai, heureusement, mais sur une affiche, de pied en cape. Terrible. A côté, le capitaine Haddock passerait pour une lavette. Je ne trouve pas sa photo (tant mieux pour vous). Mais avec ses gros bras croisés sur un costard gris reluisant, il avait tout l'air du videur de boite de nuit (moscovite) à qui on ne la raconte pas. Je serais curieux de voir s'il sera élu. Ce bachibouzouk risque de mettre de l'ambiance au parlement! Saeimarchera au pas...

* Le parti russophone pour lequel se présente cet olibrius serait, me dit-on, bien placé pour remporter le plus de voix, samedi. Mille milliards de mille sabords! Comment est-ce possible? Il paraît que les gens auraient tellement soupé des dirigeants qui les gouvernent depuis 20 ans qu'ils seraient prêts à voter pour l'un des rares partis en lice qui n'aient encore jamais eu le pouvoir au niveau national. Et comme il leur promet l'objectif lune... Pourtant, ils sont nombreux à affirmer que ce parti est trop proche de Moscou pour être honnête. Qu'est-ce que j'en sais moi? J'ai beau être Tintin, difficile de se faire une idée claire et nette. En tous cas, ce parti, qui s'appelle le Centre de la concorde (ou de l'harmonie, selon les traductions), fait pas mal d'efforts pour rassurer son monde. "Viss bus labi!" ("Tout ira bien"), proclame-t-il sur ses affiches. Sans nul doute le slogan phare de ces élections 2010.

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Avant de renvoyer Tintin à ses albums, je lui ai demandé de me confier ses pronostics sur l'issue des élections. Il m'a répondu qu'il n'avait pas sept boules de cristal.

vendredi 24 septembre 2010

Les piques de la Dame d'argent lettone

Pour peu qu'on ouvre les oreilles et qu'on mette le décodeur en marche, les présentations faites hier (jeudi) matin par quelques banquiers et économistes "distingués" valaient le déplacement. Où donc? Au Forum économique balte, qui se tient à Riga ces 23 et 24 septembre.
A priori, le thème n'était pas des plus affriolants - "la gouvernance d'entreprise comme moteur de la compétitivité balte" - mais, chers lecteurs, ne fuyez pas, je vous réserve une petite pépite en guise de conclusion.
Voilà donc qu'après les discours plus ou moins convenus d'un grand banquier suédois (Hans Dalborg, de Nordea), d'un économiste danois de l'OCDE, d'un vice-ministre lituanien de l'économie et de son homologue letton, la parole était donnée à la présidente de la Cour des comptes lettone.
Inguna Sudraba - la Dame d'argent (ce métal se nomme sudrabs en letton) - ne passe pas pour une femme qui a la langue dans sa poche. Elle est d'ailleurs l'une des personnalités les plus populaires en Lettonie, loin devant bon nombre de politiques. Menée au pas de charge, son intervention ce matin-là n'a fait que confirmer sa réputation. Elle énuméra une série de dysfonctionnements de l'Etat letton et d'entreprises publiques, de dépenses superflues ou mal réfléchies, d'exemples d'activités non-rentables, etc.
Sourires discrets sur les visages des autres intervenants... Mme Sudraba ne faisait qu'illustrer concrètement ce qu'il arrive lorsqu'un pays ignore les conseils prodigués par ces messieurs sur une "bonne gouvernance", notamment dans les entreprises publiques (il y en a 83 en Lettonie, dont 70 détenues à 100% par l'Etat).
Du pain béni.
Puis arriva le moment des questions posées par l'assistance, triée sur le volet (représentants de cabinets de consultants et d'audit, ministères, ambassades, banques, médias, etc.). Se leva alors un quadragénaire, Andris Ozols, le directeur de l'Agence d'investissement et de développement letton, dont la mission consiste à attirer les investisseurs étrangers dans le pays balte (une mission compliquée en période de crise).
Visiblement, le discours corrosif de sa compatriote lui était resté en travers de la gorge. Il est vrai que le tableau qu'elle venait de dresser avait de quoi faire fuir des investisseurs potentiels...
Mais plutôt que de faire profil bas, ledit Ozols objecta, micro à la main, qu'au lieu de se répandre de la sorte devant des étrangers, la présidente de la Cour des comptes aurait mieux fait de réserver, entre quatre murs, ses critiques au gouvernement, elle qui était en poste depuis six ans déjà. "Pourquoi là, pourquoi maintenant?", demanda-t-il, comme si Mme Sudruba avait trahi un secret de famille.
Pourquoi là? Peut-être, M. Ozols, parce que la séance de travail était consacrée à la "bonne gouvernance" qui, entre autres, implique la transparence...
Le plus cocasse dans l'histoire est que le nom d'Andris Ozols, un proche de l'un des oligarques lettons (Anairs Slesers, actuel vice-maire de Riga), est cité dans une obscure affaire de pots-de-vin présumés demandés à une entreprise lettone dans le cadre de l'Exposition universelle de Shanghai.
Cela dit, le brûlot lancé par Inguna Sudraba n'est sans doute pas dû au hasard. Elle est citée comme éventuelle premier ministre, si le besoin d'un recours à une personnalité apolitique se faisait ressentir afin de sortir le pays d'une éventuelle impasse après les élections législatives du 2 octobre.
Vu de loin, la vie politique lettone peut paraître ennuyeuse ou sans intérêt. Mais une fois qu'on y plonge le nez...

dimanche 19 septembre 2010

Plongée dans la social-démocratie suédoise

Que nous réservent les élections suédoises de ce dimanche? Cette année encore, l'issue est incertaine. Certes, le gouvernement sortant, dirigé par le conservateur Fredrik Reinfeldt, part favori, comme je le raconte dans le journal La Croix. Mais rien ne permet d'exclure avec certitude un retour de l'opposition. La machine social-démocrate peut nous réserver des surprises. A priori, je ne vois pas le parti emmené depuis trois ans par Mona Sahlin passer au-dessus de 35% des voix, son score aux précédentes législatives (2006). Mais avec ses alliés ex-communiste et surtout vert, il pourrait contester in extremis la majorité à la coalition sortante, pour peu qu'ils arrivent tous les trois à mobiliser leurs électeurs traditionnels. Et surtout si l'un des quatre partis de centre droite qui composent le gouvernement "bourgeois" ne parvient pas à franchir les 4% des voix requis pour entrer au parlement.
Je suis en train de lire I väntan på Mona Sahlin (En attendant Mona Sahlin, Norstedts, 2008), écrit par le journaliste Christer Isaksson. Un ancien adhérent du parti à la rose qui travailla un temps pour le gouvernement. Son livre est donc passablement orienté mais intéressant pour ce qu'il raconte sur les arcanes de ce qui restera, quel que soit son résultat ce dimanche, LE parti ayant marqué la Suède contemporaine de son empreinte. Ce livre raconte notamment comment Mona Sahlin avait enfin convaincu, en 2007, les struc- tures so- cial-démo- crates qu'elle était le leader qu'il fallait au parti, après son accident de parcours intervenu douze ans plus tôt.
L'épisode des couches-culottes et des Toblerone payés par Mona Salhin avec sa carte de crédit professionnelle a marqué les esprits, jusqu'en France. Là, des gens m'en parlent parfois, avec l'air étonné, comme s'il avait eu lieu sur une autre planète.
Je me souviens avoir suivi l'affaire pour l'Agence France-Presse, sans vraiment comprendre comment une vice-premier ministre pouvait se faire blague-bouler de la sorte pour une histoire de frais payés avec la mauvaise carte de crédit (et remboursés entre-temps).
La presse populaire suédoise (Expressen en tête, qui avait sorti l'affaire grâce à une fuite, mais aussi Aftonbladet, très proche du parti social-démocrate) avait ensuite fouillé dans la vie de Mona Sahlin. Pour finalement découvrir qu'elle et son mari n'avaient pas payé régulièrement les frais de ramassage municipal des poubelles... On voit le niveau.
Cette accumulation de pêchés impardonnables lui avait coûté une place quasi-assurée de premier ministre. Car Ingvar Carlsson la couvait depuis des années, persuadé qu'il était que cette femme ayant grandi avec et pour le parti serait une digne héritière des Tage Erlander et Olof Palme. L'incident Toblerone interrompit la mise sur orbite de sa dauphine.
J'avais écrit à l'époque que le parti social-démocrate avait douté des capacités de Mona Sahlin à gouverner la Suède, puisqu'elle n'arrivait pas à tenir en ordre ses comptes personnels. Mais pour le Français que j'étais (et que je suis encore), cette histoire paraissait à la fois hypocrite et louche. Sauf erreur, on n'a jamais su d'où venait la fuite sur les achats de couches et de barres en chocolat. Tout cela sentait le coup fourré. Il est de notoriété publique que des barons du parti ne portaient pas Mona Sahlin dans leur coeur. Parce qu'elle aurait été la 1ère femme à diriger le parti plus que centenaire. Parce qu'elle avait une allure un peu atypique (jeans et clope au bec) et une réelle capacité à nouer le contact avec des ouvriers de chantier ou des VRP, qui n'en rendaient que plus grisâtres les apparatchiks du parti.
Il fallut trouver une solution de secours. Göran Persson (photo), alors ministre des finances, finit, après moult "non", par dire oui à la succession d'Ingvar Carlsson en 1996. Persson fit le boulot, avec tout le doigté et l'humilité qu'on lui connaît. Et perdit le pouvoir dix ans plus tard, en bonne partie parce que les Suédois en avaient soupé de ses sermons de pasteur auto-satisfait.
Göran Persson annonça alors sa démission à la présidence social-démocrate, nons sans essayer d'asseoir son poulain sur son siège encore chaud. La manoeuvre échoua. Pär Nuder était trop froid, trop technocrate, trop terne. Bref, il ne fit pas le poids face à Mona Sahlin, revenue à la politique par la petite porte, puis au gouvernement via divers ministères.
Ce que j'ai appris dans le livre de Christer Isaksson, c'est que les pères de Mona Sahlin et de Pär Nuder avaient travaillé ensemble dans les années 1970, sous la tutelle d'un ministre du logement. Leurs enfants se marquèrent ensuite à la culotte, grimpant les échelons de l'appareil social-démocrate à un rythme plus ou moins semblable. Pour finalement s'affronter en 2007 en vue d'être l'Elu(e) du parti. Et, éventuellement, accéder au poste de premier ministre.
La route s'est avérée plus complexe que prévu par Christer Isaksson dans son livre. Les vieux démons entourant Mona Sahlin ont refait surface. A-t-elle la capacité pour diriger le pays? De plus, la candi- date a pris le risque de rompre avec la tradition qui veut que le parti social-démocrate parte seul en campagne électorale, quitte à s'appuyer, une fois élu, sur les Verts et la Gauche (ex-communiste) au parlement. Cette année, le trio a tenté une campagne commune qui semble avoir davantage dérouté qu'uni.
Cela dit, si Mona Sahlin parvenait, ce week-end, à inverser la spirale négative dans laquelle elle et son parti se sont enfoncés ces derniers mois, elle deviendrait la 1ère femme à diriger le royaume. Ce qui serait la moindre des choses pour un pays qui se veut un modèle de parité... Même la France a eu une femme premier ministre (Edith Cresson). Cela n'a pas duré longtemps, certes, mais c'est gravé dans le marbre.

vendredi 17 septembre 2010

L'amour en direct, ou Domenech fait des émules

Dans mon précédent billet, j'évoquais cette idée française d'imiter la Suède. La réciproque existe. Et le résultat n'est guère plus probant...
Mercredi soir, le chef d'un petit parti politique suédois s'est mis dans la tête de profiter d'un débat télévisé en direct, avant les élections législatives de dimanche, pour demander la main de sa chère et tendre!
Je ne sais pas si Lars Ohly avait eu vent de l'exploit similaire réalisé par Raymond Domenech après l'élimination de l'équipe de France de football à l'Euro 2008.












Mais le rapprochement est tentant.
Pourtant, lorsque j'ai rendu visite à Lars Ohly dans son petit bureau du parlement de Stockholm, il y a quelques années de cela, je n'ai pas vu de ballon rond traîner dans un coin. Au mur, nul poster des Bleus, ni du onze suédois d'ailleurs (mais un Bob Marley en extase). Aux pieds de Lars, nulle chaussure à crampons (mais de belles soquettes blanches, le député aimant se promener ainsi sur son lieu de travail). Seul indice "favorable": une affiche à l'effigie de l'ANC, le mouvement de Nelson Mandela. La piste sud-africaine! Vous me suivez? Mais, je le reconnais, c'est un peu maigre pour prouver que Lars a plagié Raymond.
Toujours est-il que, s'il voit un jour la performance télévisée de son émule suédois, notre fieffé ex-entraîneur national aura sans doute quelques bons conseils à lui prodiguer. Car Lars s'y est pris comme un amateur. Qu'il me pardonne, mais attendre la fin ultime du programme pour sortir l'as de coeur de sa manche dénote d'un manque certain de détermination. A tel point qu'il n'a même pas pu terminer sa phrase. Les deux présentatrices refusèrent de lui redonner la parole... et le générique final lui coupa le sifflet.
Restés sur leur faim, les téléspectateurs suédois durent attendre les prolongations plus informelles du débat, après une interminable pause publicitaire, pour découvrir ce que Lars avait sur le coeur.
Vous trouverez ici les images (inutile de comprendre le suédois pour en saisir l'esprit).
"C'est une déclaration d'amour, expliqua Lars aux journalistes après l'émission. Je voudrais bien me marier avec ma Åsa. J'espère qu'elle répondra oui. Ca fait bientôt huit ans qu'on est ensemble! Il est temps qu'elle fasse de moi un honnête homme..."
N'est-ce pas chou? Aux dernières nouvelles, le soupirant aurait reçu une réponse positive (par texto, en premier lieu).
C'est toujours ça de pris avant des élections qui s'annoncent difficiles pour la gauche suédoise, et pour le parti de Lars Ohly en particulier (Vänster, la Gauche, ex-communiste). A moins que l'annonce de son mariage (non-religieux, ou borgerlig en suédois, soit "bourgeois" comme ses adversaires) ne dope, ne serait-ce qu'un peu, son parti dimanche. Mais je ne peux pas imaginer un seul instant qu'il y ait un lien entre cette belle histoire et de basses considérations électorales!

mercredi 15 septembre 2010

Imiter les Suédois? Une fausse bonne idée

"Doit-on imiter les Suédois?"
La question était posée lundi soir par l'émission Un oeil sur la planète de France2. Je n'ai pas pu voir le programme, ne captant pas les chaînes françaises. Mais la manière dont le programme était présenté sur le site de l'émission laisse entendre que oui, on serait bien inspiré de les imiter, ces Suédois:

"Au moment où la France connaît une crise économique, sociale et morale, Un œil sur la planète a choisi de braquer ses projecteurs sur la Suède. Examiner le modèle suédois pourrait nous être bien utile. Surendettée au début des années 90, la Suède possède aujourd’hui les finances les plus saines d’Europe. Ce pays est sorti de la crise avec une croissance proche des 4 %, la plus importante du Vieux continent. Et la Suède caracole en tête dans presque tous les classements internationaux, qu’ils mesurent le bonheur, la qualité de vie, la santé, la compétitivité, l’attractivité économique ou l’accueil des immigrés... La Suède semble avoir trouvé le secret de la bonne gouvernance. C’est l’une des démocraties les plus avancées du monde. Elle conjugue Etat-providence et performance économique. Alors, comment font les Suédois ? Pourrait-on appliquer leurs recettes dans l’Hexagone ? Quel est le prix à payer pour de tels résultats ?"

On voit bien que les producteurs de l'émission ont eu l'idée de sortir le nez des téléspectateurs du guidon franco-français, ce qui part d'une bonne intention au moment où, vu de l'étranger, mon cher pays donne l'impression de pédaler dans le vide. On voit bien aussi que, pour arriver à justifier auprès de la direction une émission entière sur la Suède (même à 22h45) et l'envoi de quatre équipes de reporteurs sur place, il a fallu tordre un peu le cou à la réalité et enjoliver le "modèle" suédois ou ce qu'il en reste.

Je passerai rapidement sur la réserve traditionnelle qui veut qu'un mode de vie et un système de gouvernance sont difficilement transposables d'un pays à l'autre pour des raisons de culture politique, de taille, de caractère et de comportements de la population, ...

Mais même en passant outre, est-ce vraiment une bonne idée de suggérer que l'on imite les Suédois? Et ce, alors que les inégalités (sociales, économiques) ne cessent de se creuser dans leur pays.
Au moment où un parti d'extrême droite trouvant ses racines dans l'idéologie nazie risque de faire son entrée au parlement suédois lors des élections de dimanche.
Au moment où le système de santé connaît de sérieux ratés.
Où le nombre de viols augmente (hausse de 25% par rapport à l'été 2009, selon un récent rapport).
Alors que les Suédois s'endettent pour toute une vie afin de consommer plus ou d'acquérir un logement toujours plus difficile à trouver et échapper ainsi à l'interminable système de queue donnant droit à louer un appartement.
Etc., etc., etc.

La Suède et les Suédois ont de bons côtés, je suis bien placé pour le savoir. Ce pays fait ce qu'il peut avec ce qu'il a. Tant mieux pour lui s'il s'en sort plutôt bien et s'il a réussi à exporter son "modèle" qu'on continue à ausculter de l'étranger (en tant que journaliste couvrant l'Europe du Nord, je ne vais pas m'en plaindre).
Mais c'est aussi un pays qui a ses problèmes, qui tâtonne et qui, parfois, patine.
Comme me le demandait un ami l'autre jour, pourquoi ne voit-on à la télévision française que la "bonne" facette de la médaille suédoise?

dimanche 12 septembre 2010

Purge, la tension selon Oksanen

Entre le moment où j'ai commencé à lire Purge, le 1er roman de Sofi Oksanen à être publié en France, et celui où j'écris ce billet, il s'est passé un bon mois. Après l'avoir terminé, j'ai voulu laisser passer un peu de temps pour digérer ce livre intense. Puis j'ai voyagé dans la région, j'ai écrit des articles, j'ai rendu une visite importante et j'en ai reçue une autre. Bref, je n'étais pas assez disponible pour m'occuper de Purge - et de ce blog en général (ce à quoi je compte remédier!).
Entre-temps, le roman a pris son envol en France et quel envol, puisqu'il a été distingué par le prix du roman FNAC et, d'après ce que j'ai pu en lire, apprécié par la critique ("Il inquiète, il dérange, il captive... Bref, il ne s'oubie pas", écrit Florence Noiville dans Le Monde).
Le fait est que les éditions Stock - et en particulier Marie-Pierre Gracedieu, en charge de la collection La Cosmopolite - ont eu le nez creux en décidant de faire traduire Puhdistus, une oeuvre initialement écrite pour le théâtre par Sofi Oksanen avant d'être adaptée au format romanesque. Le pari n'était pas gagné d'avance.
Certes, l'auteure s'est déjà imposée parmi les plus prometteurs d'Europe du Nord, où elle a reçu de nombreux prix pour Purge, paru en finnois en 2008. Mais l'histoire aurait pu repousser un éditeur parisien ou ne provoquer qu'un bâillement poli chez les critiques littéraires. Parce qu'elle se passe dans un pays, l'Estonie, qui, vu de France, reste souvent exotique (au mieux) ou déprimant (merci à l'URSS), et parce que Sofi Oksanen trifouille les plis de la mémoire de cette petite nation dont on ne connaît finalement que peu de choses*.
Or non seulement les lecteurs peu au fait de cette réalité estonienne en apprendront un rayon sur la vie sous l'occupation soviétique et l'époque qui s'ensuivit, mais ils y trouveront leur compte en matière d'intensité littéraire et de maîtrise dans la construction d'une intrigue.
Disons le tout de suite, ce livre n'est ni un polar (cela a été écrit ici ou là), ni un roman historique à proprement parler. Oui, il y a des passages tout en tension où le souffle vient à manquer. Oui, il y a des allusions très directes aux soubresauts de l'histoire de l'Estonie, depuis l'immédiat avant-guerre (1939) jusqu'au retour à l'indépendance. Mais Purge est plus que cela, alors que pourtant, il se concentre sur la vie de deux femmes, et en particulier sur celle d'Aliide, la colonne vertébrale de tout le livre.
L'histoire commence par leur rencontre dans la campagne estonienne, en 1992, lorsqu'Aliide n'attend plus rien de la vie. Elles se jaugent, s'interrogent sur leurs intentions réciproques. Qui sont-elles, quel lien les lie l'une à l'autre? Une fois l'intrigue plantée dans un décor où les arômes d'oreilles de cochon bouillies et de conserves aux framboises ne parviennent pas à dissiper un certain malaise, Sofi Oksanen nous fait faire des allers et retours entre le début des années 1990 et le passé.
Ces remontées dans le temps narrent la manière dont des Estoniens des campagnes - Aliide, sa soeur et d'autres - ont vécu l'irruption des Soviétiques, les déportations, l'arrivée des soldats allemands (perçus comme des sauveurs), le retour de l'armée Rouge, la terreur communiste, les viols, la chasse aux "frères des forêts", ces résistants qui attendirent en vain l'intervention des Américains ou des Britanniques, etc.
Comme la nation estonienne, Aliide fut maltraitée dans sa chair et dans sa tête. Elle n'en perdit pas pour autant l'obsession qui était la sienne et, aveugle, s'y accrocha comme à une bouée, quitte à ce que cela lui joue des tours, bien des années plus tard. C'est ce passé qui, peu à peu, ressurgit lorsque l'autre femme dont je vous parlais au début, jeune et déjà épave de la vie contemporaine et de son versant capitaliste, échoue dans le jardin de la retraitée.
Je préfère ne pas en dire plus. Si ce n'est que, pour une auteure finlandaise aujourd'hui âgée de 33 ans, Sofi Oksanen (photo YLE), outre le style, étonne par sa connaissance du quotidien dans ce qui était la République socialiste soviétique d'Estonie. Mais, vous le savez déjà peut-être, elle a de la famille dans ce pays balte: sa mère est une Estonienne, qui a épousé un Finlandais. Avant même la fin de l'URSS, la jeune Sofi, qui a grandi "à l'Ouest", a pu se rendre de l'autre côté du golfe qui sépare ces deux nations aux langues cousines. Elle y a puisé matière à peupler ce roman et, dans une moindre mesure, un autre, Les vaches de Staline, dont je compte parler ici, une fois que j'aurai achevé sa lecture dans une traduction suédoise, à défaut d'une française. Il y a fort à parier que cette lacune éditoriale sera vite comblée.

* A ce propos, je recommande aux intéressés la somme écrite par Jean-Pierre Minaudier, L'histoire de l'Estonie et de la nation estonienne (L'Harmattan, 2007), à ma connaissance le meilleur livre du genre publié en français sur ce pays.