mercredi 24 novembre 2010

Rencontres avec Sofi Oksanen

Etrange de voir un roman détricoté et retricoté sous ses yeux. La mue a eu lieu l'autre soir à Paris, dans les locaux de l'Institut finlandais. On y lisait Purge, le roman de Sofi Oksanen. Ou plutôt la pièce de théâtre que l'auteure écrivit initialement, avant d'en faire le roman que l'on connaît, publié en finnois en 2008.
Comme tous ceux qui, ce soir-là, n'avaient lu que le livre, et non la pièce, je notais les différences entre les deux versions. Elles avaient trait essentiellement à l'ordre dans lequel s'emboitent les différents épisodes du récit, étalés dans le temps, durant et juste après l'occupation soviétique de l'Estonie. Cette destruction-reconstruction du mécano Purge était, je dois le dire, assez fascinante à observer.
La lecture était assurée par trois comédiennes et quatre comédiens de la compagnie La Métonymie, assis en rang d'oignon face au public. Deux comédiennes incarnaient le personnage principal: une pour l'Aliide jeune (des années 1940 et 1950) et l'autre pour l'Aliide âgée (du début des années 1990). D'un côté de la "scène" se déroulaient les parties anciennes du récit; de l'autre les plus récentes, avec deux olibrius ponctuant leurs interventions de bribes de russe fleuri. Parfois, des volées de phrases s'échangeaient entre ces périodes, par-dessus la tête des comédiens éclairés par une lumière crue. Une mise en scène simple et efficace imaginée par Tiina Kaartama.

* * *

Pour en finir - cet automne - avec le phéno- mène Ok- sanen, je vais restituer ici une bonne partie de l'entretien que j'ai eu avec elle, le 14 octobre à Helsinki, avant donc qu'elle n'ait obtenu le prix Femina étranger pour Purge.
L'heure: 15h30.
Le lieu: l'intérieur de Kappeli, un vieux café-restaurant de la capitale finlandaise, où écrivains, artistes et compositeurs aimaient à se réunir dès la fin du 19ème siècle, alors que le pays n'était alors qu'un grand-duché sous tutelle tsariste.
Sofi Oksanen m'avait demandé si cela ne me dérangeait pas que le début de l'entretien, réalisé pour le journal La Croix, soit filmé par une équipe préparant un documentaire sur elle pour le compte d'YLE, la télévision publique finlandaise. Soit.
A 15h30 tapantes, j'aperçus l'auteure marchant sur l'esplanade qui mène à Kappeli, sous l'oeil d'une caméra. Quelques passants se retournaient sur elle. Sa notoriété n'est plus à faire dans le pays où elle est née il y a 33 ans et où elle a grandi. Nous nous saluâmes dans l'entrée du café.
- Pendant l'entretien, ne regardez surtout pas la caméra, m'intima le réalisateur finlandais pendant qu'on nous installait dans un coin du café, à côté d'une haute baie vitrée (pourquoi n'ai-je jamais aimé la télévision depuis mes études en journalisme?)
L'atmosphère à Kappeli: plutôt feutrée même si, à une table de nous, les raclements de chaises en bois sur le carrelage, produits par un groupe de retraités qui se levaient pour saluer chaque nouvel arrivant, avaient de quoi déconcentrer.
Voici ce qu'il est ressorti d'une heure de discussion, dont une moitié sous l'oeil de la caméra qui rôdait autour de nous.

Pourquoi avoir écrit Purge?

Il y avait plusieurs raisons. Je voulais présenter la vie et les traditions rurales en Estonie de manière documentée. Dans ma jeunesse, lorsque je me rendais en Estonie avec ma mère, j’ai entendu des gens raconter des histoires et des légendes. Je voulais les perpétuer sous une forme littéraire. Et puis je voulais aborder le sujet de la violence sexuelle en tant qu’arme de guerre, qui est longtemps resté hors du débat public. Il faut en parler. J’étais en colère en apprenant, durant le conflit dans les Balkans, qu’il y avait des camps de concentration où les femmes étaient violées. Quasiment au cœur de l’Europe ! Cela ne collait pas à l’image que j’ai – comme la plupart des gens – d’une Europe moderne. J’ai aussi repensé au message entendu après la 2e guerre mondiale : « plus jamais ça »

A quel point était-il important pour vous de refléter la réalité dans Purge? Vouliez-vous, à côté de la dimension fictionnelle, en faire aussi un document à caractère historique?

Purge
est un roman. Toute personne a sa propre vérité, donc je ne peux pas dire que je raconte "la" vérité. Mais je peux dire que j’écris la destinée de gens qui ne pouvaient pas se faire entendre durant l’occupation soviétique. Ainsi, officiellement, les violences sexuelles n’existaient pas. Officiellement, ni l’armée Rouge ni le KGB ne se livraient à ce genre de pratiques, bien que dans la vie réelle, ils l’ont fait. Cela dit, la violence sexuelle en tant que thème de débat public est quelque chose de relativement nouveau en Estonie, ainsi que dans tout l’espace de l’ex-URSS. C’est pour cela qu’il m’importait d’écrire sur le sujet.

L’accueil réservé à votre livre en Estonie est très positif, il est perçu comme un moyen de faire mieux connaître le sort de la population durant l’occupation. Pourtant, des voix se sont élevées pour le critiquer en disant qu’en réalité, la vie n’était pas aussi sombre que la manière dont vous la décrivez…

Eh bien, pour certains la réalité était encore pire ! D’une certaine façon, la même vieille anecdote, en vigueur à l’époque soviétique, est encore valide aujourd’hui : « Dites moi comment vous avez réagi à Une journée d’Ivan Denissovitch de Soljenitsyne et je vous dirai quel est votre milieu familial ». Il en va de même avec les réactions à certains aspects de l’histoire estonienne récente... Car, à l’époque soviétique, il y avait aussi des gens qui étaient très privilégiés. De nos jours, ce n’est pas un sujet très plaisant pour eux. Difficile d’expliquer pourquoi on était membre du Parti communiste ou pourquoi on soutenait le KGB en lui donnant des informations.

Avec Purge, vous rappelez aux Estoniens ce passé proche et peu agréable…

Il y a beaucoup de recherches historiques intéressantes menées en Estonie, du matériau nouveau qui ne cesse d’apparaître. Et c’est très intéressant pour moi en tant qu’auteure. Je suis d’ailleurs heureuse de voir cette nouvelle génération d’historiens à l’œuvre. Mais leurs ouvrages restent confidentiels, même s’ils ramènent des informations cruciales à la surface. Alors qu’un roman peut y parvenir. La non-fiction est en quête de vérité alors que la fiction est une forme d’art qui touche votre cœur – ou pas – mais qui, de toute façon, brasse plus de sentiments.

En Finlande, où Purge a déjà été vendu à plus de 160 000 exemp- laires, quel aspect a suscité le plus d’intérêt?

L’histoire estonienne en tant que telle. Et puis le livre a amené les Finlandais à discuter publiquement de leur propre passé, de la relation avec la Russie, de la « finlandisation » et de la manière tronquée dont l’Estonie était présentée dans les médias, les livres d’histoire.

Et vous n’êtes pas très satisfaite de la manière dont…

Non, pas du tout. Bien sûr, c’était durant la période de la finlandisation et de la guerre froide, qui ont influé la façon dont les Estoniens étaient présentés dans les textes publics par exemple ou dans les médias. Dans les années 1980, lorsque les Estoniens parlaient de regagner leur indépendance et leur souveraineté, Matti Vanhanen, un journaliste qui allait devenir premier ministre plus tard [de 2003 à juin 2010], a défini ces Estoniens comme « radicaux, dangereux » à l’égard de l’Union soviétique, et il a même utilisé le mot « terroriste »...

Pensez-vous que vos livres contribuent un peu à ouvrir le débat sur la question?

Ce qui est sûr c’est qu’on reconnaît en Finlande que les gens savaient mieux ce qui se passait en Union soviétique qu’ailleurs à l’Ouest. D’ailleurs, des Finlandais ont aidé, à titre individuel, des Estoniens, tels ceux qui ont sorti clandestinement des œuvres de poètes, dont celle de Paul-Eerik Rummo. Ce genre d’actes de soutien a existé. Dans le même temps, beaucoup de politiciens finlandais et d’autres ne voulaient pas savoir ce qui se passait, en particulier dans la gauche radicale, qui était encore forte dans la Finlande des années 1960 et 1970. Cela affectait la manière dont on discutait de l’Union soviétique.
Lorsque j’étais enfant, les jeunes de mon âge ne savaient rien de l’Estonie, ou n’avaient rien appris à son sujet, jusqu’à ce que le professeur de finnois raconte un jour qu’il y avait une langue proche de la nôtre, l’estonien, parlé par des gens habitant tout près de notre pays. Les Estoniens qui fuyaient l’occupation soviétique à la fin de la 2ème guerre mondiale n’ont pas pu s’installer en Finlande, parce que dans ce pays, les autorités donnaient tous les réfugiés à l’Union soviétique. Ils ont donc dû aller plus loin, en Suède, aux Etats-Unis ou ailleurs. Là, ils ont perpétué les traditions, publié des ouvrages et des journaux en estonien, entretenu des écoles estoniennes, etc. Ce qui n’a pas été le cas en Finlande, qui n’a pas connu les émigrants estoniens de 1ère génération. Ce pays avait beau être le plus proche de l’Estonie soviétique, il était aussi mentalement un peu plus éloigné que les autres.

Avant d’en faire un roman, vous avez écrit Purge pour le théâtre. Pourquoi cette démarche?

Il était assez clair dans mon esprit que l’histoire devait être dite sur scène. J’étais en train de faire des recherches sur les violences sexuelles durant la 2ème guerre mondiale, ainsi que sur les traumatismes occasionnés. J’ai remarqué qu’une des réactions typiques des victimes consistait à éviter de regarder les autres droit dans les yeux. Il me fallait mettre cela en scène : l’idée qu’une personne qui ne veut pas être vue est regardée. Cette forme d’art collectif correspond bien à une telle expérience intime de la honte. Puis il y a eu les répétitions au Théâtre national, à Helsinki. J’avais écrit la pièce de façon à ce que la sœur du personnage principal (Aliide) ne soit pas du tout présente. Pourtant j’avais envie d’entendre sa voix. On n’avait pas de comédienne pour elle et cela n’était pas prévu. Du coup, j’ai commencé à écrire un monologue pour elle. C’est alors que j’ai remarqué que j’étais en train d’écrire un roman… J’avais aussi beaucoup de matériau disponible que je ne pouvais pas utiliser pour la pièce.

Donc ce n’était pas prévu au départ que vous écriviez un roman?

Non.

J’ai cru comprendre que vous souhaitiez renouveler cette méthode, écrire une pièce de théâtre puis l’adapter au format du roman, est-ce exact?

Oui, parce que le sujet de mon prochain roman se prête, lui aussi, à différents types de narration. Egalement sur scène et en roman. J’ai toujours aimé écrire pour le théâtre. C’est un exercice tellement différent du roman. Bien sûr, une pièce donne lieu à un processus collectif de travail, l’écriture est différente. J’aime bien la complémentarité de ces formes d’écriture.

Quelle est votre connexion avec l’Estonie? Parlez-vous la langue?

A la maison, en Finlande, nous parlions le finnois en famille. Mais, grâce à ma mère, je lisais beaucoup de livres en estonien. Enfant, j’étais bilingue. Puis j’ai commencé l’école. Je n’ai pas y apprendre l’estonien: il n’était pas enseigné. Du coup, c’est devenu une langue différente de celles que j’ai pu apprendre de manière scolaire. Si j’ai continué à m’améliorer en estonien, c’était uniquement en l’écoutant et en le parlant. Par conséquent, l’anglais, par exemple, est une langue dont je maîtrise mieux la grammaire que l'estonien, mais pour laquelle il me manque la signification culturelle des mots. En estonien, en revanche, j’ai une meilleure maîtrise de la connotation des mots, de leur couleur, de leur sens.

Durant votre jeunesse, est-ce que vous vous rendiez souvent en Estonie?

J’y allais aussi souvent que possible. Mais c’était assez compliqué. Ma famille maternelle habitait dans l’Ouest de l’Estonie, donc le long de la frontière occidentale de l’Union soviétique qui, à ce titre, était une zone militaire interdite. A l’époque, les étrangers étaient autorisés à se rendre à Tallinn pour quatre jours à l’aide d’un visa. Des groupes de touristes pouvaient y aller. Mais pour sortir de Tallinn, il fallait une invitation de la part d’une personne sur place. Seuls les enfants, les parents, les frères et les sœurs pouvaient soumettre de telles invitations auprès des autorités. Mes grands-parents estoniens n’étaient pas en mesure de le faire, parce qu’ils ne maîtrisaient pas le russe – langue qu’il fallait employer pour rédiger le texte et communiquer avec les autorités. Alors c’était une sœur de ma mère, vivant à Haapsalu, qui envoyait l’invitation. Si celle-ci était acceptée, nous pouvions faire une demande de visa. Et si cette demande était acceptée, nous pouvions voyager…

Combien de fois êtes-vous allée en Estonie à l'époque soviétique?

Lorsque nous avions une invitation à la campagne, nous pouvions rester un mois, un mois et demi. Nous en faisions la demande tous les étés. Je ne me rappelle pas combien de fois nos invitations ont été rejetées. Le restant de l’été, nous faisions de courts voyages à Tallinn. La première fois que j’y suis allé, j’avais quatre mois…

Et vous y retournez encore? Vous avez encore de la famille?

Oui, mais je n’ai guère le temps de voyager en ce moment. Je ne voyage que pour le travail…

Mais n'est-ce pas là votre choix?

Disons que c’est ma vocation de devenir écrivain et je suis une auteure très privilégiée. Et bien sûr, une auteure veut faire tout son possible pour obtenir de nos nouveaux lecteurs.

En Estonie, j’ai rencontré des gens qui vous considèrent comme estonienne. Quel effet cela vous fait, à vous qui avez grandi en Finlande?

Pour moi, l’identité nationale n’est pas… Je suis née comme je suis. Disons que je m’identifie davantage à des gens qui ont des origines multiculturelles qu’à ceux ayant des racines uniquement finlandaises ou estoniennes. Mais ces racines m’importent tout de même. Je me définis comme esto-finlandaise ou finno-estonienne… D’un côté, les valeurs nordiques me sont chères. De l’autre, il m’est important de connaître les racines de ma famille estonienne. Contrairement à la partie finlandaise de ma famille, dont on ne retrouve plus la trace au-delà de mes grands-parents, mes racines estoniennes remontent à il y a plusieurs siècles. Cette famille estonienne a toujours vécu dans la même région. Je connais le cimetière familial et l’église où mes ancêtres se sont mariés durant des siècles. Et c’est quelque chose qui compte pour moi. Ils étaient paysans de génération en génération, cela fait partie de mon identité estonienne. Le premier d’entre eux à obtenir la liberté est mort en 1621, sa tombe se trouve dans le cimetière familial, on s’y rendait assez souvent durant ma jeunesse. Il n’était pas censé abandonner le servage mais, parce qu’il travaillait dur, il a pu acheter sa liberté. Cela nous rappelle que l’impossible peut devenir réalité.

Que faisaient vos parents?

Mon père était électricien, ma mère ingénieure, active jusqu’à ma naissance. Elle voulait que je naisse en Finlande. Puis elle a arrêté de travailler.

Le fait qu’à côté de vos romans, vous ayez contribué à des travaux non-fictifs, comme La peur était derrière nous tous (Kaiken takana oli pelko), recueil d’articles en finnois sur l’occupation soviétique de l’Estonie, ne brouille-t-il pas les pistes et l’image que certains lecteurs ont de vous et de vos écrits?

Non, et puis honnêtement ce n’est pas vraiment mon problème. Le recueil d’articles Kaiken takana oli pelko me tenait à cœur parce que, lorsque j’ai voyagé en Finlande pour présenter mon livre Purge, beaucoup de lecteurs finlandais m’ont demandé pourquoi les Estoniens n’avaient pas écrit sur leur histoire, pourquoi ne s’intéressaient-ils pas à leur propre histoire ? Or c’est une image erronée de l’Estonie. Oui, les Estoniens s’intéressent à leur histoire, mais en Finlande, il n’y a pas d’ouvrages sur le sujet écrits par des Estoniens. Ou bien les récents ouvrages ne sont pas traduits en finnois. Les Finlandais ne lisent pas en estonien. C’est pour cela que je voulais présenter, dans un recueil en finnois, les études de jeunes historiens estoniens.

Cela a suscité une sorte de…

Chaos [rire]! Oui c’était surprenant. Russie unie [le parti du Kremlin] a publié un communiqué accusant l’ouvrage d’être anti-russe ou russophobe, sans même avoir eu le temps de le lire. Et ce, bien que le recueil contenait aussi des articles de Russes, comme Vladimir Boukovski qui a étudié les méthodes de torture durant la période soviétique, ou de Russes d’Estonie comme Igor Kotjuh, ou encore un article très intéressant écrit par un chercheur russe sur la minorité russe en Estonie qui vivait là avant l’occupation, et plus particulièrement sur la littérature émanant de cette minorité. J’ignorais que la vie culturelle et littéraire était aussi intense parmi cette minorité, alors qu’elle était de plus petite taille que celle d’aujourd’hui. Toute cette tradition culturelle fut interdite au début de l’occupation soviétique, parce qu’elle rappelait l’Estonie indépendante et l’esprit bourgeois. Elle fut donc écartée et placée dans des archives auxquelles peu de gens ont eu accès. C’est dommage, parce que la minorité russe a vu, elle aussi, son passé confisqué.

Etes-vous en contact avec des écrivains estoniens?

Oui, il nous arrive de nous rencontrer. Mais nous ne nous parlons pas tous les jours, écrire est une activité solitaire… Et puis j’ai aussi des amis estoniens dans d’autres sphères culturelles.

Etes-vous engagée politiquement?

Je vote mais je ne suis membre d’aucun parti politique. Je n’aime pas les partis.

mardi 16 novembre 2010

La bataille de Normandie n'a pas eu lieu

Aurais-je séjourné depuis trop longtemps dans des contrées où le passé communiste reste ultrasensible? Je me suis posé la question après une soirée passée en Normandie, dans le cadre du festival des Boréales. C'était vendredi dernier au Drakkar, le cinéma de Dives-sur-Mer. Dans cette municipalité du Calvados située entre Cabourg et Deauville, la majorité est communiste depuis 1953! Une anomalie pour bon nombre d'habitants des pays d'Europe centrale et orientale ayant eu à vivre dans l'univers autoritaire et absurde façonné par Staline et ses successeurs. Comment pouvait-on élire à l'époque une équipe municipale se réclamant d'une idéologie aussi obtuse? Et voter en faveur de son maintien depuis près de 60 ans? Bien que je puisse énumérer quelques raisons - locales (le passé industriel) et nationales - valables et compréhensibles vues de France, j'admets aisément que, pour d'anciens ressortissants de l'URSS ou des pays "frères", le doute est permis.
Ce soir-là donc, nous allions visionner un film sur la fin de l'occupation soviétique en Estonie. Un documentaire (The Singing Revolution), qui raconte la manière dont les habitants de cette république ont réussi, à l'aide du chant, à s'extraire pacifiquement du magma soviétique, tout en contribuant à précipiter sa décomposition. En voici la bande annonce:



Je savais que le film en question ne faisait pas dans la dentelle. Réalisé par un couple d'Américains, James (d'origine estonienne) et Maureen Tusty, admiratifs de la lutte des indépendantistes baltes, il possède cette patine idéologique qui tend à noircir le trait plus que nécessaire. Le documentaire ne présente pas moins l'intérêt de rassembler des images d'archives souvent émouvantes, parfois étonnantes (comme le sermon administré par Mikhaïl Gorbatchev à quelques caciques du PC estonien devenus indépendantistes). Et de faire parler une flopée d'acteurs de cette transition dont on continue à s'étonner qu'elle ait pu avoir lieu sans effusion de sang. Certes, il y eut des morts dans les républiques voisines de Lituanie et de Lettonie, mais leur nombre (moins de 30) resta étonnamment faible étant donné les enjeux.
A l'issue du film, il était prévu que je réponde aux questions du public. Dans cette salle de ciné au décor désuet tel que je les apprécie, je m'attendais à une bataille d'idées, à un barrage d'objections provenant de spectateurs sceptiques quant au penchant ultralibéral pris par les pays baltes depuis 20 ans, ou irrité par la tonalité manichéenne du documentaire rythmé par une voix off parfois redondante. Celui-ci ne venait-il pas d'être projeté dans une petite ville dont le maire communiste (présent à la projection et d'abord sympathique) a été réélu confortablement avec quelque 70% des voix?
Mais de bataille il n'y eut point. Une bonne heure durant, je répondais à des questions souvent judicieuses mais inoffensives du public. A tel point que je dus raconter de mon propre chef les désillusions vécues par les Baltes depuis le retour à l'indépendance. Il ne serait pas dit ce soir-là que les lendemains de révolution (tout aussi chantante fusse-t-elle) étaient nécessairement radieux.
Pourquoi un tel manque de répondant? Soit les vrais militants du PCF étaient restés au chaud chez eux vendredi soir, ayant mieux à faire; soit ils ne sont plus que l'ombre de ce qu'ils étaient à la "grande époque". Hypothèse sans doute la plus réaliste et qui m'incite à répondre par la positive à ma question de départ...

* * *

Etant en France pour le festival des Boréales, puis pour un colloque sur la Norvège à Caen et une dizaine de jours de vacances, le rythme de mes billets sur ce blog s'en ressentira un peu, comme vous l'avez peut-être déjà remarqué. Il reprendra sa cadence habituelle en décembre.
D'ici là, j'ai une question à soumettre aux férus d'histoire et/ou de chansons: à Dives-sur-Mer, l'une des personnes présentes au cinéma Le Drakkar m'a assuré avoir entendu la mélodie de J'irai revoir ma Normandie entonnée par une chorale estonienne lors d'un périple dans ce pays balte. S'agit-il d'un simple emprunt au patrimoine culturel français, y a-t-il une raison historique? Tout élément de réponse sera le bienvenu.

samedi 6 novembre 2010

Kristin la Rousse, Fredrika la blonde, deux voix

Kristin l'expérimentée, fougueux caméléon à la voix rauque et la tignasse rouquine, Fredrika la jeune pousse blonde talentueuse qui se cherche et commence à se trouver... Avec deux points communs pour ces chanteuses scandinaves: leur envie d'aller voir au-delà du jazz, d'où elles se sont élancées, et leur présence en France l'été dernier.

***


A 39 ans, la Norvégienne Kristin Asbjørnsen a déjà un long parcours derrière elle, qui l'a vu passer de la musique africaine à l'expérimentale, du jazz au rock, avec étapes country et gospel... et maintenant, elle nous propose une pop de bon aloi, plus comestible, commerciale.



Le fait qu'elle ait embarqué dans cette aventure un pianiste comme Tord Gustavsen, habitué du label ECM, laisse entrevoir une éventuelle porte de sortie hors de ce que je considère, du haut de ma petite pierre sans prétention, être une impasse (mais peut-être suis-je un peu obtus...)
Kristin et Tord Gustavsen, c'est l'histoire des vases communicants. L'an dernier, l'un et l'autre se sont invités mutuellement sur leur nouveau disque respectif. Sauf que le pianiste, lui, est resté dans les clous qu'il avait commencé à planter avec ses trois disques en trio. Pour Restored, returned, il a convié la chanteuse, ainsi que le saxophoniste Tore Brundborg, et donné une tonalité un peu plus blues à ses compositions avec, en prime, plusieurs poèmes de W. H. Auden mis en musique (l'un d'eux donne son titre à l'album):



Restored, returned... Revenir mais sous une forme différente, Kiki-les-yeux-verts est coutumière du fait. Depuis le début des années 1990, elle met sa belle voix expressive, à l'éraillement caractéristique, au service de divers genres musicaux avec lesquels elle ne cesse de jongler. Fille de pasteur formée aux chorales, elle découvre les gospels afro-américains à 19 ans, en prenant des cours de chant auprès de Ruth Reese, une Noire-Américaine venue de son Alabama natal vivre en Norvège pour une histoire de coeur. A sa mort (sur scène), cette poète-chanteuse engagée contre l'apartheid lègue à sa rouquine d'élève un sac plein de partitions, dont une centaine de spirituals. Ils donneront matière, bien plus tard, à son 1er disque solo, Wayfering stranger, a spiritual songbook (2006, Emarcy/Universal). Un beau succès en Norvège, où il s'en vendra quelque 50 000 exemplaires.



Auparavant, elle joue avec divers groupes:
- Kvitretten, un petit ensemble vocal féminin (démantelé depuis 2001, il eut aussi pour membre Solveig Slettahjell, autre sacré caractère du jazz vocal norvégien). Ici avec le poète-écrivain Torgeir Rebello Pedersen;
- Dadafon, groupe plutôt rock, avec lequel elle réalise la musique d'un film tiré d'une oeuvre quasi autobiographique de Charles Bukowski (Factotum, réalisé par Bent Hammer avec Matt Dillon, dont voici la bande annonce);
- Krøyt, combo plus électronique aux accents björkiens.

Kristin A. se frotte aussi au jazz, évidemment, elle qui a étudié le chant et la composition au conservatoire de jazz de Trondheim. Elle enregistre ainsi sur des disques du saxophoniste Mats Gustavsen, du pianiste Ketil Bjørnstad (A seafarer's song) et, donc, de Tord Gustavsen le susnommé. Permettez moi d'avoir un faible pour cette facette-là du talent de la bouillonnante Norvégienne.

Il y a trois ans, elle expliquait son approche du jazz (dans un long entretien accordé à Jazzdimension.de):
I started with jazz music, and I sang jazz music for many, many years. In Norway as well, I am stamped, I am called a "jazz singer" since ever. For me it's more like I was led into jazz music, because I wanted to learn more about how to improvise. That has been my focus all the time, to force myself in new directions. I needed to explore better my possibilities, work with singing, trying to say something important with my songs and trying to be grounded in a way. So that has been my main focus, not how to brand it. And all the time I have been working with my own songs, my own compositions. But that has also led me to meet other musicians, both pop-rock and jazz musicians. So I am not so very much interested in the category, it's more like I am influenced by different kind of styles.

Cela, le public français a dû s'en apercevoir lors des concerts que la pétillante Kristin A. a donné cet été dans l'Hexagone. Mais c'est avant tout avec son dernier disque, sorti chez Universal France en janvier 2010, que la chanteuse compte percer. C'est un peu dommage. Plus ordinairement pop, comme je le disais en entame, The night shines like the day a tout de même été récompensé en Norvège par un Spellemannspris, l'équivalant du Grammy. Ici, un avant-goût avec Snow flake, titre langoureux, mélancolique...



***

L'autre chanteuse qui fait actuellement tourner nos têtes vers le Nord (et la fait tourner à certains) s'appelle Fredrika Stahl.


Fredrika, c'est une fleur qui éclot, des promesses entrevues. Elle aussi refuse désormais l'étiquette jazz. On ne peut que lui donner raison sur la forme, à l'écoute de son 3e disque qui est sorti il y a quelques mois chez Sony Music. Car, dans Sweep me away, l'influence du jazz, qu'elle fredonnait encore il y a quelques années, est désormais bien lointaine. Depuis, sa voix a (un peu) gagné en assurance, à défaut d'une réelle ampleur. Elle est, comment dire, plus ensoleillée, comme ici:



En dépit de quelques similitudes ça et là dans l'accompagnement musical, on est dans un tout autre registre vocal que celui de sa compatriote Lisa Ekdhal. Et tant mieux, car la Betty Boop aux chevilles d'argile ne m'a jamais emballé, hormis quelques-unes de ses 1ères chansons, période Vem vet:



Si elle est née à Stockholm il y a bientôt 26 ans, Fredrika Stahl a passé une partie de sa petite enfance près de Paris, où elle est partie vivre seule, une fois le bac suédois en poche. Comme le piano, elle possède bien notre langue (bien qu'elle chante essentiellement en anglais...). Mais c'est dans sa ville natale qu'elle a trouvé l'inspiration pour son nouveau disque. Lequel, dit-elle, est "le plus proche" de ce qu'elle ressent aujourd'hui d'un point de vue musical. Nous sommes contents pour elle (elle n'y peut sans doute rien, mais les petits entretiens qu'elle donne sur son site sont parfois d'une charmante naïveté... le privilège de la jeunesse!).



En tous cas, sa maison de disques semble parier gros sur elle, à en juger par l'emballage marketing dont elle bénéficie. Saura-t-elle supporter la pression? Allez Fredrika, on t'aime bien quand même, fonce! Kom igen!

NB: Ce billet est une reprise très légèrement mise à jour d'un texte publié en juillet sur mon autre blog, feu Jazz nordique. Que ceux qui l'avaient déjà lu là ne m'en veuillent pas pour cette répétition: c'est bon pour la musique!

jeudi 4 novembre 2010

Tu veux en faire quoi de ce blog?

Comment éviter que ce blog ne se "facebookise"? Le risque existe de tomber dans le piège des petites saillies rédigées à la va-vite, qu'un ou plusieurs lecteurs "aimeront" ou commenteront de manière aussi instantanée. Rien de mal à ça mais pas ici. Comment faire aussi, dans l'exercice bloguesque, pour à la fois rester personnel et intéresser un lectorat plus indéfinissable que celui susceptible, dans le monde clos de Facebook, de poser sur mes brèves digressions une pupille plus ou moins distraite?

La solution consiste sans doute à enrichir le contenu de ce blog. Lancé il y a près de 13 mois (le 1er billet remonte au 13 octobre 2009, et dire que j'ai oublié de sabler le champagne), il a atteint une sorte de vitesse de croisière depuis février. En moyenne, 6,6 billets par mois pour être précis, soit un tous les quatre jours et demi.
Enrichir donc. Très bien, mais pour aller dans quelle direction, et à quel rythme?
Je pourrais relater de manière plus fréquente l'actualité, petite et grande, des pays que je couve/couvre. Mais en ce qui me concerne, les journées sont trop courtes pour se prêter à ce jeu. Et je doute de l'intérêt d'une telle "veille" que d'autres, agences de presse et journaux, du cru ou non, assurent déjà avec des équipes plus étoffées que la team Jacob... A moins qu'un site d'informations ne me propose de le faire pour son compte, moyennant rémunération (avis à la population!).

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Je pourrais aussi me recentrer sur quelques sujets et les traiter plus en profondeur. Ou délaisser l'une des rives de la Baltique (le pan nordique? le balte?) pour me concentrer sur l'autre. J'ai l'impression que des lecteurs sont un peu déroutés par le mélange des torchons et des serviettes. Il y a les inconditionnels des Nordiques. Et il y a les aficionados des Baltes. Du coup, pas grand monde n'y trouverait son compte. Est-ce que je me trompe? N'hésitez pas à me faire part de vos remarques, sur ce point et sur les autres.
Pourtant, je ne veux pas choisir ni exclure. Entre les torchons et les serviettes, comme dirait l'autre, mon coeur balance, et ce pour différentes raisons. J'aime bien aussi ce jeu de miroir et les passerelles entre deux mondes très différents mais pas tant que ça. Et puis si je décidais de bouder les Nordiques ou les Baltes, j'aurais l'air malin avec le titre de mon blog! Il me faudrait aussitôt en changer. Or dans le champ des technologies informatiques, je me sens d'humeur casanière.

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Je crois donc que je vais garder le cap (au Nord!), en privilégiant l'originalité comme j'essaie de le faire depuis un an. Devrais-je prendre plus souvent position, m'engager, me dévoiler davantage pour provoquer un début de débat, voire un bout de polémique? Certains savent bien s'y prendre. J'ai créé une rubrique BALTE-TRAP, sorte de coup de gueule ou de billet d'humeur mais, au vu de leur nombre, vous en déduirez avec moi que je préfère intérioriser mes frustrations et mes colères (ou les garder pour mes proches!). Ce n'est pas le genre de la maison de cracher son fiel en public. Et je ne suis pas certain que beaucoup de lecteurs de blogs aient le temps ou l'envie de se lancer dans des débats de fond à chaque fois qu'ils sont en désaccord avec des idées grappillées ici et là sur le Net.

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Peut-être livrerai-je de temps à autre une nouvelle, comme L'immobilisation, écrite et postée ici cet été. Il est sûr, par ailleurs, que j'évoquerai plus souvent le jazz nordique, depuis l'arrêt de mon autre blog (en entretenir 2 à la fois n'était pas très réaliste...), Jazz nordique.
Je voudrais aussi explorer une nouvelle piste, l'apport d'extraits sonores d'entretiens que je mène dans le cadre de mon boulot. Encore faudrait-il que j'arrive à maîtriser l'outil qui me permettra de les importer sur mon ordinateur et de les monter pour les rendre audibles via ce blog. Je ne désespère pas de pouvoir mettre à disposition des bribes, voire l'intégralité, d'une discussion avec telle ou telle personnalité intéressante. Il y a peu, par exemple, j'ai rencontré Sofi Oksanen - prix Femina étranger 2010 - pour une page dans La Croix, hélas indisponible sur son site. Tout est sur enregistreur numérique (j'allais écrire "bande magnétique"). Pourquoi ne pas vous en faire profiter? De lectrices et lecteurs, vous deviendriez, en un clic, auditrices et auditeurs.
Dans le même esprit, et de surcroît si je ne trouve pas la clé des sons, je compte poursuivre la transcription écrite d'interviews dans leur totalité, comme celui conduit avec Jean-Paul Kauffmann.
Bref, foin des états d'âme et de l'introspection du blogueur solitaire, il y a du pain sur la planche.