dimanche 31 octobre 2010

Les "frères de la forêt", résistants méconnus


Celles et ceux qui ont lu Purge, de Sofi Oksanen, et n'étaient pas familiers avec l'histoire récente de l'Estonie ont peut-être découvert l'existence des "frères de la forêt". Hans, "fils d'Eerik Pekk, paysan estonien", l'un des personnages du livre, campe l'un de ces patriotes que la terreur soviétique poussa, dans la vraie vie, à prendre le maquis dans les forêts profondes. En Estonie, mais aussi en Lituanie et en Lettonie, ils luttèrent, avec leur moyens très réduits, contre l'occupant venu de l'Est.
Hans Pekk, dont les lettres écrites dans la clandestinité scandent les différentes parties du roman, se désespère de ne pas voir les Anglais ou les Américains venir au secours de son pays envahi. Les "frères de la forêt" attendront en vain, jusqu'à leur mort, leur arrestation ou, plus rarement, leur reddition.
Mart Laar, ex-premier ministre estonien rencontré récemment à Tallinn, connaît bien le sujet. Il y a consacré un livre, au terme de recherches menées, non sans risques, avant même la fin de l'URSS. Signée Mel Huang, cette critique de l'ouvrage (War in the Woods: Estonia's Struggle for Survival, 1944 -1956) restitue bien le contexte de l'époque.
Le député barbu, qui dirige actuellement l'un des partis de droite au pouvoir à Tallinn, me raconte qu'aujourd'hui encore, il est difficile de savoir avec exactitude combien d'Estoniens - dont une petite minorité de femmes - partirent ainsi vivre dans la forêt jusque dans les années 1950. "On estime généralement leurs chiffres à plus de 30 000, en incluant ceux qui se cachaient sans prendre part aux combats."
Si l'on ramène ce chiffre à la population totale de l'Estonie actuelle (1,34 million de personnes), cela fait un habitant sur 44 (!).
"La plupart d'entre eux, précise-t-il, ont été tués ou déportés en Sibérie."
Pendant quatre décennies ou presque, tout lien familial avec un "frère" ou une "soeur" de la forêt était synonyme d'ennuis, réels ou potentiels. Aussi Mart Laar n'est-il pas peu fier d'avoir commencé, lorsqu'il dirigea le gouvernement estonien après le retour à l'indépendance, à honorer les survivants en les décorant d'une médaille de la résistance, créée à cet effet. Une médaille, ça peut paraître dérisoire mais, à la sortie du long tunnel soviétique, un tel geste avait une portée symbolique forte dans un Etat à nouveau souverain.
Plus récemment, l'ancien premier ministre a écrit une pièce de théâtre inspirée d'histoires récoltées auprès des derniers survivants ou de leurs proches. "J'ai raconté comment l'amour, notamment, pouvait pousser des gens à trahir." Un thème qu'aborde aussi Sofi Oksanen dans son roman Purge. Jouée il y a trois-quatre ans sur la scène du théâtre de Võru, au coeur de la région (dans le sud-est du pays) où les résistants passent pour avoir été les plus actifs, la pièce signée Mart Laar connut un certain succès. "L'un de mes personnages principaux, qui avait existé en réalité, a été arrêté et fusillé. Son ancien amour de jeunesse, venue assister à la pièce, est montée sur scène pour offrir des fleurs au comédien qui interprétait son ami disparu... Une sorte de reconnaissance de la qualité de la pièce."
Mais n'enjolivons pas. Pour avoir discuté du sujet en Lettonie et en Lituanie, j'ai aussi entendu parler de "frères de la forêt" au comportement moins glorieux. Certains d'entre eux ne rejoignaient la clandestinité que parce qu'ils avaient quelque chose à se reprocher ou commettaient plus de larcins que nécessaire pour survivre dans les bois. "Comme toujours, m'a glissé un jour un Lituanien, il y avait des bandits parmi les idéalistes..."

NB (le 5 novembre 2010): Plusieurs personnes m'ont soutenu que Mart Laar, responsable politique avant tout, n'était pas le plus orthodoxe des historiens, et je suis enclin à les croire. Il n'est pas non plus le seul à avoir travaillé et écrit sur les "frères de la forêt". On me signale l'existence d'autres livres ou articles (que je n'ai pas lus) et, en particulier, l'ouvrage coordonné par le Lituanien Arvydas Anušauskas, The Anti-Soviet Resistance in the Baltic States (Genocide and Resistance Research Centre of Lithuania, Vilnius, 1999).
Les témoignages de lecteurs sont les bienvenus ici.


mercredi 27 octobre 2010

En Suède, les manoeuvres anti-droite extrême ont commencé

J'arrive à Stockholm à un moment a priori important pour la vie politique suédoise à venir. La coopération entre le Parti social-démocrate et ses alliés vert et ex-communiste est en passe de se défaire. Ce qui signifie que le gouvernement de centre droite, devenu minoritaire au parlement après les élections du 19 septembre (voir ici les résultats officiels), aura plus de facilité à coopérer avec l'un ou l'autre de ces partis d'opposition. Plus vraisemblablement les Verts, mais sans doute aussi les sociaux-démocrates au coup par coup. Si ce scénario se concrétise, le gouvernement aura alors réussi à ne pas dépendre du soutien des 20 députés d'extrême droite nouvellement élus, comme promis après le scrutin.
La décision des trois partis "de gauche" (pour simplifier) de partir ensemble à la bataille électorale de septembre, au lieu d'y aller séparément comme par le passé, leur a coûté des voix. Le Parti de gauche (ex-communiste) a effrayé une partie de l'électorat social-démocrate traditionnel. Les Verts sont apparus trop au centre pour les partisans du Parti de gauche... Bref, cette alliance, destinée à faire contre-poids à celle qui unit les quatre partis de centre-droit au pouvoir depuis 2006, a eu plus d'inconvénients que d'avantages.
Hier, 24 heures seulement après avoir présenté une contre-proposition commune de budget pour l'an prochain, deux des trois partis en question ont annoncé que la coopération ayant prévalu depuis fin 2008 était interrompue. "Une pause", dit Mona Sahlin, la chef social-démocrate. "La fin de notre coopération institutionnelle", annonce Peter Eriksson (Verts). Seul le Parti de gauche fait comme si de rien n'était, en affirmant que tout continue comme avant. Etonnante, cette capacité à nier la réalité...
Les Verts vont-ils prochainement franchir le Rubicon et entamer une coopération régulière avec le gouvernement minoritaire du conservateur Fredrik Reinfeldt? C'est LA question du moment, alors que la classe politique traditionnelle tente de trouver un moyen de court-circuiter les Démocrates de Suède, ce parti d'extrême droite qui vient de faire son entrée au parlement avec 5,7% des voix.
En attendant, Mona Sahlin se voit à nouveau contestée en interne après le pire résultat enregistré par le Parti social-démocrate depuis 1914 (30,6% des voix). Même si elle s'accroche à son poste, rien ne garantit qu'elle mènera sa formation aux prochaines législatives, prévues en principe en 2014. Déjà se profile une alternative en la personne d'Ilija Batljan, né en 1967 au Monténégro et arrivé en Suède à l'âge de 26 ans, dans le sillage de la guerre dans l'ex-Yougoslavie. Cet actuel élu stockholmois représente la "nouvelle" Suède multiculturelle (photo prise à Gotland cet été) apparue après des siècles d'homogénéité. Une évolution que veut combattre l'extrême droite et les électeurs qu'elle a attiré à elle.

lundi 25 octobre 2010

Sofi Oksanen et le hussard Laar

D'un côté, Mart Laar, l'homme qui symbolisa le tournant radical pris par l'Estonie après l'implosion de l'URSS en 1991. De l'autre, Sofi Oksanen, une jeune femme qui écrit des romans engagés en langue finnoise (dont Purge, sorti cet été en France) sur le destin de l'Estonie, patrie d'origine de sa mère. Deux personnes qui se retrouvent et s'entendent pour faire avancer une cause commune qui leur est chère, la dénonciation de la folie communiste, dévoiement d'une utopie.

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Hors des pays baltes, Mart Laar est connu essen- tiellement pour deux choses.
D'abord, il est celui qui, aux manettes gouvernementales de 1992 à 1994 puis de 1999 à 2002, a grandement contribué à l'adoption par son pays de réformes menées au pas de charge. Avec un credo: le libéralisme économique pur et dur. Et une priorité: assurer l'ancrage maximum du pays à l'Ouest pour garantir l'avenir.
Vendredi dernier, le Britannique Edward Lucas, l'un des journalistes étrangers connaissant le mieux les pays baltes, a livré une anecdote amusante et révélatrice lors d'une mini-conférence organisée à Riga par un ancien collègue (Robert Cottrell, éditeur de The Browser). Lors d'une visite à Londres, un ministre estonien raconta qu'après la chute du communisme, le gouvernement de Tallinn s'inspirait directement du contenu de The Economist pour définir sa politique économique. Chaque semaine, l'ambassade d'Estonie à Londres faxait l'intégralité du magazine prolibéral en direction de la jeune élite en poste à Tallinn... Edward Lucas, qui travaille lui-même pour The Economist et y tient un blog, dit tenir l'anecdote d'une source interne à la rédaction londonienne. Toujours est-il que c'est sous l'impulsion de Mart Laar que l'Estonie fut la 1ère ex-république de l'URSS à frapper sa propre monnaie, la kroon (couronne), alors que des troupes russes stationnaient encore sur son territoire.
Puis ce politicien barbu s'est distingué pour son combat en vue de faire connaître et reconnaître à l'Ouest les crimes commis au nom du communisme. Cet historien de formation n'a de cesse de rappeler à des Européens de l'Ouest souvent peu convaincus que le stalinisme n'a rien à envier au nazisme et que ce sont bien deux "génocides" qui ont eu lieu en Europe au milieu du siècle dernier. Le sujet reste très sensible, comme le montre la polémique soulevée par le tout récent livre de Timothy Snyder (Bloodlands: Europe Between Hitler and Stalin) dont je compte parler ici, une fois que je l'aurai lu.

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Si Mart Laar use de son entregent politique pour dénoncer le mal communiste, Sofi Oksanen a recours à la plume, qu'elle manie avec talent. De 17 années sa cadette, l'écrivaine est sans doute en train de réaliser, avec son roman Purge, ce que l'ancien premier ministre estonien et d'autres personnalités politiques baltes n'ont pas réussi à accomplir: faire passer le message auprès du grand public. Purge, dont j'ai déjà parlé ici, évoque assez crûment les violences (psychologiques et sexuelles) perpétrées à l'encontre des femmes de l'Estonie occupée. Violences administrées par les Soviétiques à partir de 1944/45, une fois de retour dans cette ancienne république indépendante, conquise en 1940 puis cédée temporairement à l'Allemagne nazie.

"Toute personne a sa propre vérité, donc je ne peux pas dire que je raconte "la" vérité, me disait Sofi Oksanen, lors d'une récente rencontre à Helsinki en vue d'une page à paraître d'ici peu dans La Croix. Mais je peux dire que je décris la destinée de gens qui ne pouvaient pas se faire entendre durant l’occupation soviétique. Ainsi, officiellement, les violences sexuelles n’existaient pas en Union soviétique. Officiellement, ni l’armée Rouge ni le KGB ne se livraient à ce genre de pratiques, bien que dans la vie réelle, ils l'ont fait. Cela dit, la violence sexuelle en tant que thème de débat public est quelque chose de relativement nouveau en Estonie, ainsi que dans tout l’espace de l’ex-URSS. Les Estoniens connaissent leur histoire. Mais ils n’ont pas encore vraiment l’habitude d’évoquer des thèmes comme celui-ci. C’est pour cela qu’il était important pour moi d’écrire sur le sujet. Même si j’écris surtout pour les gens qui habitent hors d'Estonie."

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Cette volonté de parler au nom des Estoniens à propos d'une période qu'elle n'a pu connaître qu'indirectement - Sofi Oksanen est née en Finlande en 1977 et y a grandi - lui vaut des critiques depuis quelques mois. A Tallinn, j'ai rencontré, pour le reportage à paraître dans La Croix, des Estoniens qui trouvent qu'elle noircit le tableau. Ou qui trouvent qu'il est temps de tourner la page. Ou encore qui supportent mal qu'une "étrangère" (bien que sa mère soit estonienne...) emprunte leur histoire pour en faire un livre à succès. Purge s'est déjà vendu à plus de 160 000 exemplaires en Finlande; en France, il a obtenu le prix FNAC du roman 2010 et est en lice pour le Médicis étranger et le Femina.

En la personne de Mart Laar, Sofi Oksanen possède toutefois un de ses nombreux partisans dans le pays balte. Ils partagent cette vision très noire - eux ajouteront "réaliste" - du monde soviétique. Elle a d'ailleurs fait appel à lui pour contribuer, avec d'autres, à un recueil d'articles sur le sujet qu'elle a coédité avec une journaliste estonienne (Kaiken takana oli pelko, soit La peur derrière nous tous). Publié en mars 2009, "cet ouvrage me tenait à cœur parce que, lorsque j’ai voyagé en Finlande pour présenter Purge, beaucoup de lecteurs finlandais m’ont demandé pourquoi les Estoniens n’avaient pas écrit sur leur propre histoire récente. Bien sûr qu'ils s'y intéressent et écrivent, mais aucun de ces ouvrages n'était disponible en finnois et les Finlandais ne lisent pas l'estonien. J'ai donc voulu présenter, dans un recueil en finnois, les études de jeunes historiens estoniens" sur l'occupation de leur pays.

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Rencontré dans son bureau de député au Riigikogu, le parlement estonien, Mart Laar ne se fait pas prier pour évoquer la cause qu'il a fait sienne: "le monde ne connaît pas encore vraiment ce qui s’est passé à l’époque soviétique. Il ne sait pas assez que, dans chacun des pays baltes, environ 20% de la population a disparu entre 1939 et 1956. Un habitant sur cinq! Sans parler de ceux qui ont été déportés en Sibérie, ni du maintien d’une répression quotidienne basée sur la peur."

Avant de devoir abréger la discussion pour filer à un rendez-vous, Mart Laar accepte de poser devant mon appareil de photo. D'abord devant un rectangle de tissu qui épouse le dessin de tous les drapeaux nordiques (la croix), mais avec les couleurs estoniennes, bleu , noir et blanc. Un raccourci résumant l'obsession des gouvernants estoniens depuis 1991: le raccrochage du pays à la région nordique plus que son maintien dans le peloton balte (photo illustrant le début de ce billet).
Puis Mart Laar, en montrant du doigt un tableau qui se situait dans mon dos, me dit, "en fait, c'est ça que je préfère". Ni une, ni deux, je le photographie devant cette oeuvre d'un artiste contemporain: un monstre rouge en butte à un être humain de bleu vêtu. Une allégorie de la petite Estonie faisant la nique à l'URSS? Un Saint-Georges estonien terrassant le dragon russe? Je n'ai pas eu le temps de demander, Laar le hussard s'était déjà évaporé. En lui parlant plus tard de la scène, Aleks Tapinsh, un collègue de l'AFP, me fit remarquer que Saint-Georges et le dragon sont aussi l'emblême de la ville de... Moscou!

mercredi 13 octobre 2010

Vilnius, pause art vidéo


Un ancien musée de la Révolution qui accueille un banquier occidental féru d'art contemporain. Le raccourci est tentant. Déclaré de non-intérêt public après 1991, l'établissement en question, dédié à une révolution révolue, s'est mué depuis en un musée national d'art moderne. A Vilnius, Lituanie. Fraîchement rénové, le bel édifice blanc tapi sur la rive droite de la Neris accueillait dimanche les Français Isabelle et Jean-Conrad Lemaître.


La passion de ce dernier pour l'art contemporain et sa manière échevelée d'en parler firent oublier qu'il travaille depuis plusieurs décennies pour des grandes banques privées. Non pas que cela soit un pêché en soi (chacun sa voie, ou sa croix...). En le voyant s'enflammer pour diverses vidéos d'artistes acquises au fil de la quinzaine d'années passées, j'ai eu du mal à l'imaginer en train de gérer je ne sais quel portefeuille d'actions ou parier sur l'évolution de l'indice Dow Jones pour le compte de clients fortunés.
Encore que le pari et le jeu semblent appartenir à l'univers de celui qui, avec sa femme Isabelle, a commencé à bâtir une collection privée d'art vidéo au moment où peu de monde n'osait encore s'aventurer dans cette direction (parcours atypique résumé ici par l'intéressée).
Car, expliqua Jean-Conrad Lemaître, le collectionneur est frileux face à un type de création un peu particulière: avec la vidéo, pas d'objet palpable à accrocher au mur; tout juste une matrice et un certificat délivré par l'artiste; un support réputé de courte durée et reproductible à l'envi. Autant de réserves que le Français écarta devant la cinquantaine de personnes venues l'écouter dans le musée de Vilnius à l'initiative d'Ilma Nausedaite (Meno Klubas).
Il fallait de l'abnégation pour s'enfermer ce jour-là, ne serait-ce que durant deux heures, dans une salle de conférence obscure. Dehors, un soleil radieux donnait l'illusion que l'hiver était encore loin. Mais les interventions des Lemaître et celle, plus contenue, de Deimantas Narkevicius, l'un des artistes contemporains de Lituanie à s'être fait un nom à l'étranger, valaient bien une pause dans cet été indien à la mode lituanienne.




samedi 9 octobre 2010

Le Nobel de la paix à un Chinois: aveu printanier

Le prix Nobel de la paix au Chinois Liu Xiaobo, attribué hier, le secrétaire du Comité Nobel norvégien me l'avait laissé entendre... dès le 20 avril dernier. J'étais venu l'interviewer à Oslo pour la revue Politique Internationale. Et là, alors que nous parlions des violations des droits de l'homme en Chine et dans le monde musulman, je lui avais posé la question suivante:

A. J. – Peut-on donc s’attendre, dans un futur proche, à ce que le prix soit à nouveau attribué à une personnalité ou à une organisation originaire du monde musulman ou de la Chine ?

Réponse de Geir Lundestad:

G. L. - Attendons de voir. Comme je vous le disais, nous avons déjà attribué le prix au Dalai Lama et à Shirin Ebadi. Mais il se pourrait bien que nous ayons à y revenir...

Il se pourrait bien que nous ayons à y revenir. Cette indication, encore gravée sur un mini-disque numérique, a été supprimée à la relecture par la revue, qui a voulu raccourcir un peu l'entretien (disponible ici). Dommage. Bien qu'en la lisant au printemps, la remarque pouvait sembler anodine.

Quelques phrases plus tôt, le Norvégien avait aussi lâché ce qui a posteriori peut passer pour un indice - publié, lui - quant à la quête d'un dissident "nobélisable" par le Comité norvégien:

G. L. - Nous assistons tous à l’incroyable montée en puissance de la Chine. Nous avons été critiqués récemment pour ne pas avoir accordé de prix à un dissident chinois. Mais il est extrêmement difficile de trouver un dissident « nobélisable ». Il existe des luttes vicieuses entre dissidents chinois.

Le Comité Nobel a finalement trouvé. Et, comme prévu, Pékin est en colère.

samedi 2 octobre 2010

Dans le micmac letton, difficile d'y reconnaître les siens

Il est intéressant de voir comment la minorité dite "russophone" vivant en Lettonie réveille de vieux fantasmes qui sommeillent en certains d'entre nous. En lisant les articles que les deux principaux quotidiens français consacrent ces jours-ci aux élections législatives lettones de ce samedi, je découvre une image qui ne correspond pas vraiment à la réalité quotidienne que j'observe ici depuis près de quatre ans. Ou plutôt une vision partielle et par trop manichéenne de cette réalité qui, il est vrai, est complexe.
A lire Le Monde et Le Figaro, il y a des méchants (Moscou) qui manipulent des marionnettes (la minorité "russophone", un tiers de la population) contre les gentils, les Lettons de souche. Cela donne des phrases de cet acabit: "Les Lettons s'apprêtent-ils à se réfugier dans les bras d'un parti aux ordres de Moscou?" (Le Figaro). Question justifiée par le fait que le principal parti de la minorité "russophone" - le Centre de la concorde (ou de l'harmonie, selon les traductions) - arrive en tête des sondages et pourrait recueillir aujourd'hui le plus grand nombre de suffrages (du jamais vu depuis 1991).
Pour étayer cette thèse, Le Monde (dont l'article en ligne est réservé aux abonnés) s'appuie, lui, sur "plusieurs notes confidentielles" provenant d'un des services de sécurité lettone. Des notes dont le journal "a eu connaissance". Comment, sous quelle forme, a-t-il des copies, a-t-il vu les originaux? Cela, le lecteur ne le sait pas, comme souvent avec ce genre de sources. Toujours est-il que le journal se table sur une de ces notes pour lancer une information qui, à ma connaissance, n'existait qu'à l'état de rumeurs parmi les médias lettons (un petit scoop donc): "2,2 millions d'euros ont été injectés [par l'ambassade russe à Riga] lors des législatives de 2005, pour soutenir les partis prorusses". C'est-à-dire le Centre de la concorde, ainsi qu'une formation plus radicale et en perte de vitesse, le PCTVL.

Hormis le fait qu'il n'y a pas eu de législatives en 2005 (j'imagine qu'il est question de celles de 2006...), ce tir groupé m'inspire quelques remarques et questions:

* Primo, avant de me concentrer sur le coeur du sujet, je serais curieux de savoir si les Etats-Unis ont financé les partis lettons lors de campagnes électorales ou entre deux scrutins. Directement ou indirectement, via des fondations ou des programmes d'aide ou de formation de personnel. Et si oui, à hauteur de combien?
L'hypothèse n'est pas absurde, surtout durant la période ayant précédé l'adhésion de la Lettonie - et de ses cousines baltes - à l'Otan (avril 2004) et accessoirement à l'UE (mai de la même année). Même depuis, l'ambassade américaine veille au grain. Je me souviens en particulier de la sortie, inhabituelle pour une ambassadrice américaine, de Catherine Todd Bailey lors d'une discussion publique à l'Université de Lettonie, à l'automne 2007 (mon article de l'époque).

* Secundo, ces deux partis russophones n'ayant jamais été invités à joindre les diverses coalitions de partis qui se sont succédé au pouvoir depuis 1991, ils n'ont pas eu accès à la manne à laquelle donne droit, ici, l'exercice du même pouvoir. Ce n'est un secret pour personne que le contrôle des manettes de l'Etat via divers ministères, et la nomination d'obligés à certains postes-clé, ont permis des pratiques que la loi devrait en principe réprouver. Ce qui explique, en partie, pourquoi ces partis russophones ont été maintenus en dehors du jeu. Et, pour justifier une telle quarantaine, quoi de plus pratique que d'attiser la méfiance communautaire ou de brandir les grands sentiments patriotiques?

* Tertio, et ce n'est pas pour excuser une telle pratique, mais tout parti politique existant dans ce pays est à la recherche de fonds pour le faire fonctionner. Ici, ces structures n'ont pas grand-chose à voir avec des partis traditionnels tels que nous les connaissons en France, par exemple. Ici, nul soubassement idéologique réel autre que la quête du pouvoir et des avantages qu'il procure. Nul socle large et solide d'adhérents et/ou militants qui payeraient leurs cotisations annuelles. De plus, nous sommes ici dans une ancienne république soviétique. La Lettonie ne l'est restée qu'un demi-siècle, mais les mentalités et les habitudes de l'époque ont la vie dure. Il était naturel de voler un Etat qui vous maintenait dans une pénurie fréquente et sans la liberté de s'exprimer. Et le système avait donné naissance à une économie parallèle, celle du troc et des petits services réciproques.
Etant à la recherche de fonds et prêts à échanger des services, il n'est pas étonnant que ces deux partis de la minorité "russophone" aient pu accepter des aides financières en provenance du grand voisin russe.

* Quarto, croire que les partis politiques de la minorité "russophone" sont les seuls à pouvoir croquer la pomme russe, ou les présenter comme tel, c'est omettre un aspect important de la réalité lettone. C'est taire toute l'ambiguïté de cette classe politique qui dirige le pays depuis 1991. Ambiguïté qui trouve ses racines avant cette date pivot: durant la période soviétique, bien des Lettons se sont accommodés avec le régime, et pour certains, ont collaboré activement avec lui (il ne s'agit pas de juger d'un point de vue moral, juste de rappeler que tout n'est pas noir et blanc).

Une fois l'indépendance retrouvée, il y a 20 ans, les Lettons de souche se sont drapés dans une posture patriote, attitude compréhensible, qu'ils aient été vierges ou non de toute compromission avec le régime déchu. Les plus malins - ceux qui avaient noué de bons contacts à l'époque soviétique ou oeuvré pour Moscou - ont su bien se placer, tant au niveau politique qu'économique. Surtout au niveau économique d'ailleurs (la politique viendra un peu plus tard, pour mieux asseoir le pouvoir économique fraîchement établi). Dans cette course au rachat d'entreprises, dans cette quête des marchés publics et privés, ces nouveaux hommes d'affaires n'ont pas hésité à se lier à des intérêts russes. Lesquels tentaient déjà de préserver leur influence dans ce bout d'empire qui était en train de leur échapper. Ils voulaient y placer leurs billes avant que les nouvelles lois importées de l'Ouest ne recouvrent ce micmac d'un vernis plus organisé et respectable. Ce qui n'a pas empêché la corruption de continuer à sévir, comme je le racontais dans Regards sur l'Est.
Le ver russe est donc déjà dans le fruit, si je puis dire.

Et cela, je ne le retrouve pas dans les articles du Monde et du Figaro. C'est dommage, car cette ambiguïté est la substantifique moelle de ce pays, ce qui le rend intéressant à suivre de près... A moins que la vision simplificatrice telle qu'elle est présentée dans ces journaux ne vise à discréditer le camp "russe" face au camp letton de souche. A qui cela profiterait-il, à votre avis?

Dans un article publié ce jour par L'Express, j'ai essayé de dresser un tableau un peu plus nuancé. J'avoue que l'exercice n'a pas été aisé. Un article de 7000 signes, c'est Byzance par rapport à la moyenne. Mais je m'y suis senti un peu à l'étroit pour entrer dans les nuances. Par manque de place, je n'ai pas pu m'attarder, par exemple, sur le parti Pour une meilleure Lettonie. Il a été fondé récemment par deux des oligarques lettons, qui rappellent régulièrement qu'ils sont les gardiens des intérêts des Lettons de souche. Or qui trouve-t-on parmi les principaux membres de ce parti? L'homme du gaz russe en Lettonie (un ancien du KGB) et un propriétaire d'un journal letton en russe (Chas), qui a longtemps attisé les braises ethniques prorusses...
Le ver est dans le fruit...

Pour finir, je voudrais rappeler que tout commerce avec la Russie n'est pas nécessairement criminel en soi. Idem pour les investissements russes en Lettonie. De telles activités sont normales, logiques entre pays mitoyens, et même une bonne chose pour l'économie de ces pays. La Belgique fait bien des affaires avec la France, les Pays-Bas avec l'Allemagne, etc. Présenter tout développement des relations entre la Lettonie et la Russie comme une manoeuvre diabolique de Moscou ne rime pas à grand-chose.

Le problème, c'est que ce commerce se déroule souvent de manière opaque et que des intérêts géostratégiques se greffent dessus. La vigilance s'impose et cela, des Russes de Lettonie en sont conscients. Pour avoir parlé avec certains d'entre eux, candidats aux élections, observateurs avisés de la scène politique ou simples résidents du pays, je sens bien, surtout parmi les jeunes, qu'ils n'ont pas envie de vivre dans une société contrôlée, voire muselée, comme la société russe. Il est possible, comme l'écrit Le Monde en citant un responsable des services lettons, que l'objectif caché du Kremlin serait d'établir une "république du KGB, comme en Russie". "Une dizaine d'agents russes, en poste à Riga, se consacreraient à cette tâche ; mais le rôle moteur, financier, reviendrait aux grandes entreprises", poursuit le journal du soir.

Encore une fois, la vigilance s'impose, c'est sûr... Mais ce n'est pas en se sachant considérés uniquement comme de simples instruments aux mains de Moscou que les Russes de Lettonie prendront davantage confiance en eux pour s'affranchir plus vite de leurs "alliés". Ce n'est pas non plus en renforçant le penchant des Lettons de souche à se présenter comme de gentils agneaux susceptibles d'être mangés par le loup oriental qu'on leur rendra service!