mardi 22 mars 2011

Pôles magnétiques


Il est des personnages et des créatures sortis de l’imaginaire nordique qu’on ne souhaiterait pas croiser ailleurs que dans un conte ou dans un roman. Imprimés qu’ils sont sur le papier, le risque est moindre qu’ils ne nous sautent à la figure. Encore que… Un troll, par exemple, a plus d’un tour dans son sac que les lecteurs ignorent. Les sagas islandaises en regorgent, tout comme de revenants maléfiques (les têtes roulent dans La Saga de Grettir). On y croise aussi des géants plus ou moins bien intentionnés et des créatures féminines venant hanter le sommeil de guerriers (La Saga de Gisli Sursson).

Bien sûr, ces êtres surnaturels, qui rôdent dans des œuvres écrites entre le 12e et le 14e siècles, ne sont pas le pain quotidien des générations d’auteurs nordiques qui se sont succédé depuis. Mais ils peuvent réapparaître de temps à autre, à l’improviste, de manière évidente ou par simple allusion. Certes, pas toujours dans les œuvres les plus abouties ni les plus exigeantes. Qu’à cela ne tienne, ces résurgences sont le signe d’une certaine continuité et de la popularité des caractères extraordinaires. Ainsi en croise-t-on dans La Saga de Valhalla, trilogie conçue au début des années 2000 par Johanna Hildebrandt, auteure suédoise à succès.

Dans une autre trilogie autrement plus célèbre hors de Scandinavie, Millenium, Stieg Larsson ne se contente pas de doter sa jeune héroïne de pouvoirs quasi surnaturels (n’a-t-il pas voulu faire de Lisbeth Salander une version moderne de Fifi Brin d’Acier, création ô combien insolite de la Suédoise Astrid Lindgren?). En donnant naissance à l’infâme Ronald Niedermann – le demi-frère de Lisbeth –, Larsson puise dans la mythologie nordique à double titre. Ce « géant blond » ne craint personne, il résiste même aux projectiles. Mais il perd tous ses moyens dès lors qu’il se trouve seul à la campagne, persuadé qu’il est d’être surveillé par des créatures rampantes sorties « tout droit des enfers ».


Partir à la recherche des fantômes qui planent sur la littérature nordique comporte donc quelques risques. Cela dit, l’imaginaire littéraire en Europe du Nord n’est pas peuplé que de lutins et de monstres. Certes, la nature dramatique avec ses fjords et ses forêts impénétrables, le climat rude et l’obscurité hivernale se prêtent au lugubre. Un tel environnement, cumulé au poids de la peu guillerette religion luthérienne et au rejet qu’elle put engendrer, a influencé des œuvres sombres, graves ou austères, à l’image de films d’Ingmar Bergman ou du théâtre de Lars Norén. Cette noirceur-là n’est pas un mythe…


Il se pourrait bien, pourtant, que l’humour soit l’un des autres fils conducteurs de la création littéraire nordique au fil des siècles. Oui, l’humour, quitte à aller à l’encontre des clichés. Comme antidote ou pour le simple plaisir d’épicer un récit dans une région où les contes ont longtemps été plus écoutés que lus. On ne s’ennuie pas à cheminer au fil des sagas d’Islande, ni à suivre les pérégrinations du barde Väinämöinen dans le Kalevala, l’épopée nationale finlandaise nourrie de poèmes populaires. Ceux-ci, ordonnés, voire un peu arrangés à sa manière par un spécialiste de médecine magique (Elias Lönnrot) au milieu du 19ème siècle, nous font assister ici à une joute oratoire, là à des noces. On y courtise, on y joue du kantele, la cithare locale. On incendie aussi, on trompe, on noie et on trucide mais cela, impossible d’y échapper à l’époque…


L’absurde, la facétie et l’humour décalé marquent autant certains contes populaires anonymes que les récits d’auteurs plus récents ayant pignon sur rue. Un exemple? Ce concours d’exagérations proférées en public pour gagner la main d’une princesses menteuse et la moitié d’un royaume – épisode des aventures d’Askeladden, un héros récurrent de contes norvégiens recueillis au 19ème siècle – pourrait fort bien avoir été disputé par Museau, Bjørken, William le Noir et quelques autres chasseurs du Groenland imaginés par le Danois Jørn Riel dans sa savoureuse série de « racontars » arctiques.


L’Islandais Halldór Laxness nous a, quant à lui, gratifiés d’une superbe parodie de La Saga des Frères jurés (conçue au 13ème siècle), dans laquelle il se gausse d’un patrimoine qu’il maîtrise sur le bout des doigts. Tout au long de cette imposante Saga des fiers à bras, publiée en 1952, celui qui allait obtenir le prix Nobel trois plus ans tard « se déchaîne, du grotesque au macabre, de la farce grossière au pastiche gaillard », se réjouit Régis Boyer dans la préface de l’ouvrage qu’il a traduit.


Grand loufoque devant l’éternel, le Finlandais Arto Paasilinna ne renierait pas l’approche de Laxness, ni certaines bouffonneries médiévales. De même, en écho à la fin du monde (Ragnarök) évoquée de manière prophétique dans les anciens manuscrits islandais, entonne-t-il un Cantique de l’apocalypse joyeuse. Alors que la troisième guerre mondiale approche et que « New York s’est noyée dans la merde », une sorte de phalanstère vit un moment de grâce autour d’une église en bois bâtie dans l’Est de la Finlande, selon la volonté du « dernier bolchevik de la planète » en quête du rachat de son âme…


Paasilinna touche à une autre des lignes de force de la littérature nordique: la description souvent critique de la transition, plus rapide que dans les grandes nations européennes, de contrées restées longtemps pauvres et rurales vers une modernité plus prospère, avec son cortège de bouleversements. Elle a d’abord donné naissance au courant des « écrivains prolétaires », avec pour défricheur le Danois Martin Andersen Nexø. Ecrit au début du siècle dernier, son Pelle le Conquérant, un artisan en butte à la misère et aux « profiteurs », sera suivi d’une pléthore de camarades d’infortune. Ils verront le jour en particulier en Suède, la plus industrialisée de la région.


Autodidactes, ces écrivains étaient issus de la classe ouvrière, comme Eyvind Johnson et Harry Martinsson, ou de familles paysannes, tels Ivar Lo-Johansson et Vilhelm Moberg, auteur d’une magistrale œuvre en quatre volets sur ces Suédois partis chercher du travail en Amérique (1949-1959), regroupés en français sous le titre de Saga des émigrants. Cette génération a accompagné la montée en puissance de la social-démocratie, qui a modelé la région et les mentalités des populations nordiques, désormais attachées à l’Etat-providence.


Alors que les écrivains prolétaires continuent à faire quelques émules, c’est toutefois les fissures du « modèle » social nordique, les dérives de la société de consommation et les atteintes à la nature que, désormais, la plume de Paasilinna et d’autres s’attachent à décrire. Ancien flotteur de bois sur les rivières de Finlande, l’auteur du Lièvre de Vatanen représente le versant « écolo-humoriste » de ce courant littéraire engagé.


A l’inverse d’il y a quelques décennies encore, c’est la désindustrialisation d’une région en mal de nouveaux repères qui sert de toile de fond. Démantèlement du « modèle » et déconstruction du style littéraire et du mode de narration classiques vont d’ailleurs souvent de pair. Où il s’avère plus facile de revenir, par la suite, à une écriture plus traditionnelle que de colmater les brèches de l’Etat-providence et du consensus social nordique… Chacun à leur manière, les Norvégiens Kjartan Fløgstad et Dag Solstad, tous deux nés dans les années 1940, symbolisent cette période de tâtonnements, d’expérimentations et de renonciations douces-amères.


Le roman policier est l’autre canal – pour ne pas dire l’égout, plus populaire et encombré – par lequel s’écoule le trop-plein de malaise et de frustrations générées par une société qui s’est voulue parfaite. Depuis l’apparition de l’inspecteur Martin Beck, créé dès les années 1960 par le couple suédois Maj Sjöwall et Per Wahlöö [déjà évoqué ici sur ce blog], pionniers du genre dans la région, il ne cesse de charrier les immondices du fameux « modèle ». Jusqu’à l’écœurement. En quittant l
e rayon polar d’une librairie de Stockholm, d’Oslo ou de Copenhague, on a la désagréable impression qu’en lisière de chaque forêt et qu’au fond de chaque lac gît un cadavre.

N.B.: ce texte, que j'ai écrit en janvier, a été publié dans le dossier que Le Magazine littéraire a consacré, dans son édition de ce mois de mars, aux littératures nordiques à l'occasion du salon du livre de Paris, dont les portes sont ouvertes jusqu'à ce soir. Le titre (Pôles magnétiques) n'est pas de ma composition.

mardi 15 mars 2011

A Helsinki, pour le confort de la musique

Alvar Aalto est une icône en Finlande. Cela n'empêche pas certains de ses compatriotes de critiquer franco la mauvaise acoustique régnant dans un des bâtiments qu'il a conçus à Helsinki, le Finlandia Hall.


A en croire les propos entendus et lus ici ou là, l'architecte, tout aussi réputé soit-il, était passé à côté de son sujet... Sans parler du manteau blanc de cet ouvrage, un marbre de Carrare allergique au froid, qui défraye la chronique depuis les années 1990.


Bref, les pensionnaires du Finlandia - le Philarmonique de Helsinki - ont été très heureux d'apprendre, il y a une quinzaine d'années, qu'ils iraient jouer ailleurs. Cela n'a pas été une mince affaire mais la ville de Helsinki et l'Etat ont fini par se mettre d'accord sur le financement d'un nouvel espace qui serait dédié à la musique, classique avant tout.
Quelque 160 millions d'euros plus tard, l'ouvrage est sorti de terre, "mis en acoustique" par le Japonais Yasuhisa Toyota, orfèvre, dit-on, en la matière. Encore inachevée, la carcasse verdâtre du Centre, carapace de verre, se dresse en contrebas du parlement, au milieu d'un des éternels grands chantiers de la capitale finlandaise.
Là, dans un périmètre délimité à l'autre extrémité par la gare ferroviaire et la baie de Töölö, s'accumulent quelques bâtisses modernes dans un fouillis architectural plus propre à Bruxelles qu'à une capitale nordique.


On y trouve... le musée d'art contemporain (Kiasma), dessiné par l'Américain Steve Holl:


...l'imposant QG du groupe de médias éditant notamment le Helsingin Sanomat, le principal quotidien du pays (qui publie en ligne une version anglaise consistante):


...et, depuis peu donc, le Centre de musique, avec ses six salles de concert, dont une de 1708 places:


Cet hiver, alors qu'une épaisse couche de neige recouvrait encore Helsinki, la directrice musicale du lieu, Helena Hiilivirta, m'a fait faire le tour du propriétaire.


Je me propose de vous en faire profiter, avant l'inauguration du lieu, le 31 août. Chaussez le casque, c'est parti pour une visite!





Le Centre de musique de Helsinki s'annonce d'ores et déjà comme un des principaux lieux où écouter de la musique autour de la Baltique. Sans doute moins spectaculaire que les nouveaux opéras de Copenhague (du Danois Henning Larsen) et d'Oslo (du bureau norvégien Snøhetta). Mais tout de même! C'est là que répèteront et joueront les musiciens de l'Orchestre symphonique de la radio finlandaise, ceux du Philarmonique de Helsinki et les élèves pas manchots non plus de l'Académie Sibelius, dont j'ai parlé ici récemment.