mardi 3 juin 2014

La ligne des glaces, glissades imaginaires ou pas


ÉTÉ. Ainsi intitulée, la troisième partie de La ligne des glaces, rayonnante, s'avale aux termes d'une traversée plus sombre de celles qui la précèdent, Gel et Dégel. C'est à dessein, on l'imagine, que l'auteur de ce roman paru en avril y fait glisser ou patauger près de 250 pages durant le lecteur, lequel assiste à la pénible adaptation du personnage principal (Samuel Vidouble, le narrateur) dans une contrée septentrionale, affectation supplémentaire après Istanbul et d'autres lieux. A 25 ans seulement.


Samuel, géographe, est volontaire international. Peu après son arrivée, l'ambassade de France lui confie une mission ayant trait à une délimitation de frontières. Mission éminemment importante, lui fait-on comprendre, bien que si tel avait été le cas, elle ne lui aurait sans doute jamais échu. Détail sans importance. Ce n'est là que prétexte à une dérive dans ce pays, "espèce d'archipel chimérique inventé par un idiot et situé dans un angle mort de l'Europe". Samuel, découragé par les obstacles inhérents à sa tâche, sombre dans un spleen hivernal rythmé de cuites avec un linguiste suisse à "la tête sortie tout droit d'un tableau du Greco" et de rencontres vite frustrantes avec une certaine Néva. On croise aussi des spectres plus ou moins inquiétants au fond de passages sous-terrains ou sur des trottoirs-patinoires. 
Cette ville, on en découvre les contours impressionnistes avec le narrateur, au fil du journal de bord qu'il tient, "seule solution [pour] conjurer ce pénible sentiment de vivre nulle part et hors du temps". Les chapitres sont courts, parfois d'une ou deux pages à peine, le temps d'une énième glissade incontrôlée. La ville est inconnue de Samuel mais, sans révéler un grand secret, elle ne l'est pas de l'auteur, Emmanuel Ruben. Si mon compte est bon, il devait avoir environ 25 ans lorsqu'il séjourna à Riga. Nous nous y sommes croisés à quelques reprises.


Tandis que la ville a tous les atours de Riga, le pays incarné dans le roman, une certaine Grande-Baronnie, n'est que partiellement la Lettonie. Il compte des îles et des îlots baignés par la Baltique qui l'apparenteraient plus à l'Estonie, de hautes dunes qui nous renverraient au littoral lituanien. Par endroits, la focale se fait plus nette, précise, mordante, lorsque Emmanuel Ruben, via son narrateur (son double?), esquisse l'un des épisodes les plus noirs du passé de cette soi-disant contrée imaginaire, avec des allusions directes à l'histoire lettonne. Un passé qui, apprend-on, n'est pas sans... Inutile d'en dire plus. Ce qui préoccupe le narrateur jusqu'à tourner à l'obsession est sans doute l'une des clés (la principale?) du roman.

Surgit alors É. Cette ultime partie, qui glisse du road-movie littéraire au récit onirique, a été écrite plus tard par un Samuel "bien décidé à en finir". L'indécrottable linguiste suisse est encore de la partie, qui l'emmène dans un pays transfiguré par cette saison aussi courte qu'intense et par les rites païens du solstice de juin ("Liiigouooo, Liiigouoooo", chantent à tue-tête les trois naïades qui les accompagnent). Samuel s'isole sur les hautes lagunes, se perd, fait un rêve étrange, un de plus, arpente des galets avec une jeune fille rousse et maigrelette, "yeux de sphinx", qui lui raconte une légende. La ligne des glaces fond, l'espace d'un moment.


Emmanuel Ruben, La ligne des glaces, Payot Rivages, Paris, 2014, 317 pages (premier volet d'une trilogie annoncée par l'auteur)

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